Ruzbehan et l'audition mystique


Que Dieu vous gratifie d'une bonne joie dans le samâ'. Sachez, frères, que les règles du samâ' sont nombreuses pour les amoureux de Dieu [...]. Les joies qu'en éprouvent les esprits sont variées , et c'est en fonction de station spirituelle que l'âme angélique pourra en trouver. Le samâ' ne peut être pratiqué que par les maîtres de la gnose mystique parce que les vertus spirituelles sont mélangées de tendances charnelles, et, à moins que l'on ne soit purifié de ces souillures, on ne fera pas partie des initiés. Certes, toutes les créatures en tant qu'animales sont désireuses de samâ', car au fond de chacune, prise individuellement, se trouve une âme grâce à laquelle elle demeure en vie. Et cette âme est rendue vivante par le samâ', car le samâ' pacifie toute pensée provenant de la pesanteur de la condition humaine ; il vivifie la nature de l'homme et met en mouvement les secrets divins (asrâr-e rabbânî). Pour les non-parfaits, il n'apporte qu'agitation, mais pour les parfaits il est une aide. Ceux qui vivent selon leur nature instinctive et dont le coeur est mort ne doivent pas entendre le samâ' car ils n'en tireront que des maux.

Mais pour celui qui trouve sa joie dans la voie, il est nécessaire, car dans le samâ' il y a cent mille ravissements, et par un seul de ces ravissements l'on peut parcourir mille de années de voie de gnose mystique, ce qu'aucune oraison ne saurait réaliser. Et l'aspirant du samâ' doit avoir éclairci toutes les veines des passions de toute concupiscence, et être rempli de la lumière de la paix que procure la dévotion, ce qui n'est sûr que pour les grands amoureux.

Le samâ' c'est l'écoute de l'être, c'est l'audition par Dieu, en Dieu, avec Dieu. Et celui qui ajoute à cela quelque chose d'autre que Dieu est un infidèle ; il n'a pas trouvé la voie et il n'a pas bu le nectar de l'union dans le samâ'.

Les fidèles d'amour écoutent le samâ' coupés de leur moi. Les hommes de désir (sâlekân-e shawq) l'écoutent séparés de leur intellect ; ceux qui se meurent d'amour écoutent loin de leur coeur ; les passionnés de l'intimité divine écoutent sans leur âme. S'ils écoutent avec leur moi, leur intellect, leur coeur et leur âme, ils demeurent voilés à Dieu. S'ils écoutent avec leur âme charnelle, ce sont des associateurs ; s'ils écoutent avec leur intellect, ils sont authentiques ; s'ils écoutent avec leur coeur, ils sont dans la vigilance ; s'ils écoutent avec leur âme, ils sont dans la présence.

Le samâ' est une audition au-delà de la Présence, il est vertige (dehesht) et hébétude (walah). Il est perplexité (hayrat). Dans cet univers, les usages n'ont plus cours, le savant devient ignorant et l'amant est anéanti.

L'auditeur et le chanteur, dans le concert de l'amour, sont tous deux comme un seul. La voie des amants a sa vérité dans le samâ', mais la vérité est sans samâ'. Le samâ' vient de l'interpellation (Alast) et l'absence de samâ' vient de la contemplation de la Beauté divine. Lorsqu'il y a parole, il y a éloignement ; lorsqu'on écoute, c'est qu'on est ignorant (bi khabar) et les ignorants sont dans la dualité. Dans le samâ', la sagesse est mise de côté et les obligations sont abrogées ; celui qui annule est annulé.

Le samâ' est la clef du trésor de vérité, et ceci partage les initiés en différentes catégories : certains entendent en fonction de leur station spirituelle, d'autres comme des révélations, d'autres comme un témoignage. S'ils écoutent en fonction de leur niveau spirituel, ils sont blâmés ; selon leur état d'âme, ils sont voilés ; selon leurs révélations, ils sont unis à Dieu ; et s'ils écoutent selon leur témoignage, ils participent de la Beauté divine.

Depuis le commencement jusqu'à la fin, il y a des milliers et des milliers de degrés spirituels et dans chacun de ces degrés, il y a des milliers et des milliers de samâ's, et dans chaque samâ', il y a mille et mille qualités (sifât), telles que mutation, blâme, séparation et union, proximité et distance, brûlure et agitation , soif et étanchement, crainte et espérance, réjouissance et séparation, ahurissement et comblement, paix et réserve, servitude et seigneurie. Si une seule d'entre elles atteignait l'âme de tous les savants ascètes, malgré eux, les âme les quitterait.

Et de même, depuis le commencement des états mystiques jusqu'à la fin, il y a mille et mille stations spirituelles et dans chaque station il y a mille références au samâ'. Et dans chacun de ces signes, il y a une sorte de douleur, telle qu'affection et ardent désir, amour et brûlure, pureté, joie et abondance. Si une seule d'entre elle traversait le coeur de tous les disciples, leur tête serait séparée de leur corps.




Et de même, depuis les premiers degrés des dévoilements dans le samâ' jusqu'à la fin, il y a vision sur vision, à tel point que si tous les amoureux en contemplaient une, ils seraient liquéfiés comme le mercure.

Et de même, dans les expériences visionnaires, il y a des centaines et des centaines de qualité durant le samâ'. Si l'une de ces mille subtilités (latâ'if) était préparée poru le gnostique - comme par exemple connaissance et vérité, calamité, apparition de lumières et de fulgurances de sainteté, crainte et soumission, expansion et contradiction, dignité et apaisement - celle-ci le ferait disparaître dans le monde du mystère (ghayb) et lui ferait contempler de nouveaux secrets. Et à chaque image contemplée du paradis, les oiseaux de lumière, du haut des arbres et des attributs divins, chanteraient pour leur Aimé les mélodies éternelles (qadîm) des chants de la perpétuité (sarmadî).

Par une seule de ces paroles, le gnostique sera délivré de la servitude et ressuscité en Dieu ; sa substance lui sera enlevée et Il lui donnera Sa substance en Se faisant connaître de lui ; Il le fera étranger à lui-même et le fera connaissant de Lui ; Il le rendra intrépide vis-à-vis de lui et lui fera craindre Dieu ; dans l'assemblée Il lui enlèvera sa propre couleur et lui parlera en secret en écoutant les paroles d'amour de sa langue meurtrie.

Parfois, il dit "Tu es moi", parfois "je suis Toi". Parfois il le fait revivre de l'annihilation, parfois il l'anéantit dans la surexistence. Parfois il le rejette et parfois il lui octroie la paix dans l'intimité divine. Parfois il l'épuise par les rafales de l'unicité (tawhid), parfois il fait vivre son âme dans l'incertitude... Parfois il le précipite dans la pure servitude, parfois il le projette dans l'essence de la Seigneurie. Parois il le rend ivre de la Beauté de Dieu, parfois il le rabaisse devant Sa majesté. Parfois il l'éveille, parfois il lui octroie la stabilité, d'autre fois l'instabilité. Parfois il lui enlève son âme par l'intermédiaire de la nation du samâ' (mellat-e samâ'). Parfois, en suspendant toute épreuve, il l'installe comme un roi au faîte de la divinité. Parfois il le lfait voler dans l'atmosphère éternelle (azalî) vers les secrets du Très Saint. Parfois il lui coupe les ailes du pouvoir spirituel (himmat) avec les ciseaux de la via negationis (tanzîh), dans l'atmosphère de lipséité. Tout cela arrive durant le samâ' et bien plus encore.

Ces paroles ne concernant pas ceux qui ne sont pas perfectionnés et qui se compareraient aux précédents ; elles ne sont pas pour le non-inité qui s'y attarderait en vain : à savoir que le samâ' ets le legs de Moïse, le mystère de Jésus, le manteau d'Adam, l'amitié d'Abraham, le désir de Jacob, la douleur d'Isaac, la soumission d'Ismaël, les chants de David, la connaissance de Noé, la fuite de Jonas, la chasteté de Joseph, la souffrance de Job, les remèdes de Jean-Baptiste, la crainte de Zacharie, et l'ardent désir de Shu'ayb, les révélations et visions de Mohammad, le salut sur lui. Ces paroles sont les mystères du "ana'l-haqq ("je suis la Vérité") et des vérités divines.

Sari Saqâti connaissait bien la vérité du samâ' ; Abu Bakr Vâseti en a donné des définitions justes et Shiblî a dit vrai sur la douleur du samâ' : "le samâ' est licite pour les amoureux et interdit pour les gens du commun". il y a trois sortes de samâ' : celui du commun, celui de l'élite, et celui de l'élite de l'élite. Les gens du commun écoutent avec leur nature charnelle et cela les conduit à leur perte. L'élite écoute avec le coeur et cela est encore désirer. L'élite de l'élite écoute avec l'âme, et cela c'est l'amour.

Si je révèle la vérité du samâ', je crains que les oreilles se ferment dans le monde, car je viens ds ruines de l'annihilation et j'apporte le secret de la surexistence (baqâ). Si je parle, ce ne sera pas des fondements, car si je veux parler des fondements, je serai moi-même dans ces fondements. Mon musicien est Haqq et c'est avec Lui que je parle. Mon témoin est Haqq et c'est Lui que je contemple. Mon verbe est le chant du rossignol du Alasti ; c'est avec les oiseaux du nid prééternel que je converse."  


Ruzbeha, Resâlat al-Qods (1351 : 50-54), trad. Jean During

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