Eliane Radigue et le Bouddhisme




Eliane Radigue et le Bouddhisme




Eliane Radigue, compositrice française de musique électronique, a étudié les techniques de musique électroacoustique au studio de l'ORTF, sous la direction de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, en 1957-58. En 1967-1968, elle a de nouveau travaillé avec Pierre Henry, en tant qu’assistant du Studio. Apsome. De 1970 à 1971, Eliane Radigue a travaillé pendant un an à la New York University School of Arts En 1973, elle était en résidence dans les studios de musique électronique de l'Université de l'Iowa. et du California Institute of the Arts. Devenue bouddhiste tibétain en 1975, Eliane Radigue se retira et cessa de composer pour un temps. Quand elle a repris sa carrière en 1979, elle a a continué à travailler avec le synthétiseur Arp 2500, qui est devenu sa signature. Elle a composé Triptyque pour le Ballet Théâtre de Nancy (chorégraphie de Douglas Dunn), Adnos II et Adnos III. En 1984, Eliane Radigue a reçu du gouvernement français une «bourse à la création» afin de composer Songs of Milarepa, et une commande de l’état en 1986 pour la continuation du Cycle Milarepa avec Jetsun Mila. Cette présentation suivra le développement d'Eliane Radigue dans sa période d'inspiration bouddhiste de 1984 à 1993 et ​​explorera les concepts du bouddhisme tibétain dans la Trilogie de la mort (1988-1993), Songs of Milarepa (1984), Jetsun Mila (1986), en expliquant comment ses points de vue esthétiques ont été influencés et transformés à travers ces concepts philosophiques. 



1. Les approches musicales et techniques de Radigue

Les conceptions musicales d’Eliane Radigue sont complexes et ses approches techniques se sont améliorées au fil des ans. Son système de notation musicale est un système de références et non un système de notation spécifique. A ses débuts, elle expérimentait avec le Buchla aux États-Unis mais, plus tard, elle préféra la Arp synthétiseur. Pour se souvenir de l'évolution de son travail, elle a écrit des schémas. Ces projets ont été détruits par une inondation dans son appartement. Un seul de ces travaux reste, il date du temps où Eliane Radigue utilisait ce système de notation. Aujourd'hui, le travail d'Eliane Radigue s'est encore amélioré et elle n'écrit plus de texte électroacoustique, mais en transférant le style et la modulation lente à un instrument acoustique et à un joueur. Cette nouvelle évolution dans son travail est le grand cycle Occam Ocean ; elle est liée aux écrits de Guillaume Occam et à son idée que le plus simple est le meilleur.

La structure des pièces sont toujours composées de trois éléments différents:

• Le travail est réalisé ensemble par transmission orale avec le joueur. 

• Un thème générique est choisi avec le joueur. 

• L’objectif est de faire émerger une structure en ondes sur les harmoniques sans les fondamentaux des sons. 



Différents aspects sont communs avec sa musique électroacoustique en tant que: 

• l'exploration du temps en modulant lentement les sons ; 

• le refus d'un système de notation ; 

• La recherche du son à l'intérieur du son par les harmoniques.


Mais certaines différences sont également réalisables, comme les changements apportés dans les différentes versions de la musique d'Eliane Radigue ; ces différences sont plus fortes dans les versions avec instrumentiste que dans les versions précédentes, notamment dans les pièces électroacoustiques.

Eliane Radigue a été vraiment impressionné par les modulations de la musique classique en tant que jeune étudiante, parce que lorsque la modulation est bien faite, elle est réalisée avant d'être remarquée. Elle a essayé de produire cette impression dans sa musique électroacoustique en modulant le son si doucement que ce n’est même pas dans la perception de l’auditeur que le la musique s'est améliorée. Par la recherche de nouvelles possibilités électroacoustiques, elle a essayé de créer une ambivalence tonale et modale. 




2. Eliane Radigue et le bouddhisme 

Dans l’œuvre de Radigue, le bouddhisme est très présent et bien représenté dans son catalogue, que l'on pense à Trilogie de la mort (1988-1993), Songs of Milarepa (1984) et Jetsun Mila (1986).

Pour Radigue, le bouddhisme est "quelque chose de très personnel". De plus, elle considère que "vous ne pouvez pas vous référer à votre propre religion pour expliquer votre musique". (Traduit par Viviane Waschbüch. «Le bouddhisme est quelque chose de très personnel et on ne peut pas se se référer à sa propre religion pour expliquer sa musique. »)

Ce que le compositeur trouvé dans le bouddhisme n'a «[…] pas d'expression dans les mots."

Eliane Radigue explique que “[…] L’élément religieux dans la musique de Bach n’est pas la référence au christianisme dans la musique mais est exprimée par la musique elle-même ".

Ses trois pièces doivent être organisées en différentes catégories. Dans la Trilogie de la mort (1988- 1993) et Jetsun Mila (1986), les aspects son et couleur sont plus prédominants. Comme les textes sont basés sur la vie de Milarepa, le texte a gagné en importance et la musique sert seulement à soutenir la puissance des mots : Songs of Milarepa (1984) est un type de musique différent par sa conception aux deux autres pièces. C'est pourquoi Radigue dit à propos de sa relation au Bouddhisme et à la musique: «Le bouddhisme est dans ma musique mais je ne parle pas de ça. C'est privé."

Pour le compositeur, deux directions ont été importantes. Elle considère que le bouddhisme et la musique ont une importance égale dans sa vie. Il est donc intéressant d’examiner de plus près les trois œuvres bouddhistes explicites de son oeuvre.






3. Les références bouddhistes utilisées dans les pièces 

L’aspect physiologique et méditatif doit être pensé comme une référence à la notion bouddhiste de vide. Le succès de sa musique s’explique aussi par l'aspect contemplatif de cet art qui, même si le compositeur le réalise inconsciemment, donne une impression de recueillement. Les pièces d'Eliane Radigue sont toujours narratives dans le sens où elles racontent une histoire - comme le reflet d'un voyage imaginaire. La pulsation est également intéressante. présent dans les passages les plus doux de sa musique mais jamais de manière prédominante. Le battement de coeur (et la pulsation qui va avec) a une signification importante dans la médecine traditionnelle tibétaine. Les trois pièces sont une musique  qui cherchent à produire chez l'auditeur la perception d'un instant sans rupture ; le son et la modulation de fréquence remplacent la modulation harmonique dans le tradition classique. La musique d’Eliane Radigue demande beaucoup de patience au public et est, par le procédé d'une attente non intentionnelle, assez proche de la conception bouddhiste d'interconnexion entre tous les éléments. Ecouter sa musique, c'est attendre le surgissement de la prochaine impression et ne pas suivre les organisations structurelles. Même si la forme de sa musique n'est pas perceptible lors d'une première écoute, il est possible de trouver une structure claire dans sa musique qui est proche des structures de formes classiques. 




4. Trilogie de la mort (1988-1993) 

Eliane Radigue a composé la Trilogie de la mort, directement inspirée par le Bardö-Thödol - le livre des morts tibétain. Ce cycle est organisé en trois grandes sections qu’elle a appelées chapitres: I. Kyema (1988), II. Kailasha (1991) et III. Koume (1993). Le premier chapitre, Kyema, est consacré à son fils Yves Arman, décédé dans l’année. année de composition de la pièce. Kyema est une description des six étapes différentes présentes dans l'existence de l’être humain. C’est pourquoi la pièce comporte six sections en rapport avec le concept bouddhiste de la vie et de la mort: I. Kyene (naissance), II. Milam (rêve), III. Samten (méditation), IV. Chikaï (mort), V. Chönye - (lumière brillante), VI. Sippaï (transmigration et retour). Le deuxième chapitre, Kailasha, n’est pas directement lié à la philosophie tibétaine, mais est inspiré par certaines peintures de Josef Albers et d’Escher dans lesquelles l’espace est exploré de manière logique et à la fois paradoxal. Le titre du deuxième chapitre était d'abord "Au-delà", mais Eliane Radigue a changé d'avis et a décidé de créer un lien dans le titre vers le mont sacré Kailash, une sainte montagne de l'Himalaya.


Koume, le troisième chapitre, est principalement inspiré de la bible. Ce troisième chapitre est organisé en quatre sections. La première section porte le titre de Psaume XXXIV "L'homme ne marche qu'en apparence", la deuxième partie est une citation en latin du Requiem Mass "Qua resurget ex favilla judicandus homo reus", la troisième partie est consacrée à inspiré par le texte de la Passion selon saint Matthieu «Foudre et foudroyant oublié », et les dernières sections sont imprégnées par le XV Corinthien.

Eliane Radigue a expliqué que le titre du troisième chapitre, Koume, n’était pas un titre préexistant. Voici ce qu'elle dit à propos de ce mot tibétain: «Ce n’est pas un vrai mot tibétain. Me signifie le feu et Kou le corps saint. Il n'existe pas" (sur ce point, lire les Actes de la conférence du réseau d'études sur la musique électroacoustique L'art de la musique électroacoustique, Sheffield, juin 2015 www.ems-network.org).

Ce qui est vraiment intéressant est le fait que les différentes parties sont séparées et introduites par des transitions pour lisser le passage d’un élément à l’autre. Les différents passages sont tous basé sur les hauteurs centrales et les petites mélodies harmoniques développées dans la pièce. C'est possible de décrire tous les petits changements dans la musique de Eliane Radigue, mais cela semble plus logique pour une bonne compréhension de la pièce de chercher à définir des passages plus grands (et pour décrire l’évolution de ces passages plus longs. Les emplacements centraux et les intervalles principaux sont très divers, dans Kyema).




5. Songs of Milarepa (1984) : une pièce mixte pour voix et électroacoustique 

La structure narrative de Songs of Milarepa est proche des conceptions du théâtre musical. En plus de la récitation du texte tibétain, Eliane Radigue a construit un fond musical à partir de son propre matériel sonore. Ce matériau sonore constitue le fondement de la composition et constitue un bourdon grave avec différentes structures, laissant l'harmonie émerger de ce même matériau.

Les structures, très proches du chant mongol, font référence à la tradition du chant asiatique. Ces structures sont ralenties le plus possible. Le compositeur incorpore du texte à une musique qui est très proche de ses origines, réalisant une fusion de style avec la musique originale

Les fluctuations de harmoniques de la partie électronique servent de contrepoint à la voix. Le développement musical connaît deux phases différentes :

1. Action dense, avec de nombreuses fluctuations dans la partie électronique lorsque le texte original est déclamé (début et milieu).

2. Peu d’action et moins de fluctuation dans la partie électronique lors de la lecture du texte traduit (réponse au début et à la fin). La basse bourdon est toujours présente avec ses mouvements microtonaux.

Les différentes mélodies à harmoniques sont toutes bâties sur le même matériau de hauteurs et d'intervalles.






Conclusion 

Du point de vue de la création sonore, Jetsun Mila et Trilogie de la mort travaillent avec les mêmes éléments sonores : bruit blanc, bourdon grave et intervalles rapprochés. Les évolutions des deux pièces sont lentes, rendant la modulation du son presque imperceptible : c’est ce qui rend la musique d'Eliane Radigue si intéressante et aussi riche en couleurs. L’attachement à la modulation est un reste de la formation classique du compositeur. Eliane Radigue a toujours été intéressée par les modulations présentes dans la musique classique et a essayé de transporter cet élément dans ses créations électroacoustiques : «J'ai toujours été fasciné par les transitions - quand vous laissez une tonalité pour une autre. Vous voyagez entre et vous ne savez jamais où vous allez. »

Comparé à Jetsun Mila et à la Trilogie de la mort, Songs of Milarepa est un type différent de pièce. C’est une pièce narrative où les modulations sonores sont beaucoup plus rapides que dans les deux autres morceaux. En plus, Eliane Radigue travaille avec le son des modulations proches du chant en harmonie. Dans cette pièce, le compositeur est en route pour un nouveau style qui apparaîtra dans ses pièces instrumentales. Les trois pièces sont proches de la philosophie bouddhiste, et l'on peut distinguer dans cette proximité trois éléments: 

• Les sons modulés peuvent être liés à l’évolution de l’âme chez les bouddhistes.

• Les sons de longue durée sont liés à la médiation dans la tradition bouddhiste.

• Le concept de vide est réalisé dans Jetsun Mila et Trilogie de la mort par la lent évolution des éléments musicaux; 

A noter que, dans Songs of Milarepa, les concepts bouddhistes sont moins transportés par la musique que par le texte. 


Nous pouvons conclure que Jetsun Mila et Trilogie de la mort sont une réalisation musicale directe des concepts du bouddhisme tibétain. Dans Songs of Milarepa, la vision religieuse est éclairée par la signification du texte. La conception d'Eliane Radigue sur la réalisation du bouddhisme dans la musique est totalement différente des autres compositeurs contemporains: souvent la conception bouddhiste est réalisée par le silence ou par de nombreuses années de pause. Eliane Radigue réalise ce lien d'une manière différente, en produisant un flux sonore ininterrompu qui est soigneusement modulé et est, de cette manière, probablement plus proche des intuitions liées à l'éveil au sein du bouddhisme.





Le texte que vous venez de lire est une traduction d'un article de Viviane Waschbüsch : "The influence of Tibetan Buddhism in the work of Eliane Radigue".

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