Une Théologie de la musique chez Grégoire de Nysse ?
Le lecteur d'aujourd'hui, qu'il soit philosophe ou théologien, s'il cherche chez les Pères de l'Eglise les éléments d'une esthétique musicale - c'est-à-dire d'une doctrine qui, dans la mesure où elle en donne une explication rationnelle, fournit sur le plan pratique une légitimation de l'expérience artistique -, sort souvent déçu d'un premier contact avec leur pensée qui semble faite plus pour décourager que pour encourager le musicien à persister dans l'exercice de son art.
Rien de plus déconcertant par exemple qu'une première lecture du De Musica de saint Augustin et de son 1. VI (à lire sur notre blog Au Milieu du Silence dans un article précédent). L'explication en dernière analyse de type pythagoricien, qu'il donne du plaisir musical, à savoir que celui-ci réside dans la perception inconsciente des rapports numériques simples sur lesquels reposent rythmes et intervalles, apparaît comme une invitation à dépasser ce plaisir, qui relève encore trop du domaine du sensible, pour s'élever le plus directement possible à la considération de ces réalités intelligibles que sont les nombres, chemin court, plus direct, vers l'unique nécessaire : la théorie de l'art sert affranchir de l'art ! Bien entendu une méditation plus poussée permettrait d'aller plus loin et de dépasser ce stade purement négatif, mais c'est bien là l'application immédiate de sa doctrine que nous propose Augustin.
A considérer les applications pratiques qu'on tire de la théorie, il est bien vrai qu'on trouve non seulement chez saint Augustin mais chez les Pères pris dans leur ensemble, les Pères grecs aussi bien que les Latins, plus d'interdictions, d'avertissements, de mises en garde que d'encouragements. Et on les comprend sans peine. A l'époque romaine, nous ne sommes plus au temps où, comme dans la Grèce classique, la pratique de l'art musical était un attribut essentiel de la culture de l'homme libre, où, dans un banquet, un parvenu comme Thémistocle rougissait, son tour venu, de devoir passer la lyre à son voisin, faute d'être lui-même capable de l'utiliser. Telle qu'elle était le plus généralement pratiquée de leur temps, la musique apparaissait aux Pères liée aux aspects les plus contestables de la vie païenne : n'était-ce pas au premier chef l'art infâme des histrions, l'art des joueuses de flûte, ces filles de mœurs légères, ornement des banquets ; comme elle le sera aux yeux de l'Islam puritain, elle était associée aux notions connexes de luxe, de débauche, de mollesse - cette truphè, ou mollitia, qui perd les hommes comme elle a perdu les cités. N'oublions pas au surplus le rôle suspect que jouait la musique, surtout instrumentale, dans le culte païen, notamment dans celui des religions à mystères où elle servait à provoquer à volonté une extase facile, équivalent grossier de l'expérience mystique.
Dans ces conditions, on ne peut s'étonner de la réaction en quelque sorte spontanée des Pères qui, résolument, exorcisaient cet art à tant d'égards suspects et dangereux. Rien de plus curieux que de voir l'explication qu'ils donnent des passages si nombreux où l'Ancien Testament par le de la musique liturgique juive : tout cela relève à leurs yeux de l'ancienne Loi, abolie par la Nouvelle : comme les sacrifices sanglants, c'étaient là des concessions faites au caractère encore grossier des anciens Juifs, à l' "épaisseur" de leur cœur. L'exégèse spirituelle a tôt fait d'évacuer tout risque d'application littérale, - qu'il s'agisse de la harpe, de la cithare, de la flûte ou de la cymbale ! Prenons le psaltérion : cet instrument décachorde est là pour nous inviter à la pratique des dix commandements ; on tient à nous rappeler que la différence qui oppose la cithare au psaltérion est que la caisse de résonance de celui-ci n'est pas située à la base de l'instrument comme dans celle-là mais à sa partie supérieure : c'est par là nous suggérer de louer Dieu avec la partie supérieure de tout notre être ...
D'où l'intérêt assez exceptionnel que m'ont paru présenter les quelques pages consacrées par Grégoire de Nysse à l'analyse du plaisir musical à la fin du ch. I, 3 de son traité In inscriptiones psalmorum. En effet, si de façon générale l'Eglise des premiers siècles a manifesté comme on vient de voir beaucoup de réserve à l'égard de la musique - l'instrumentale ne fait qu'une furtive apparition dans des sectes hérétiques très marginales ; combien de siècles faudra-t-il attendre pour que l'orgue, qui au Bas Empire tient normalement sa place dans les jeux publics de l'amphithéâtre ou de l'hippodrome et dans le cérémonial impérial, devienne l'instrument d'église par excellence ? - par un biais, elle a toujours été présente dans le culte et la vie chrétienne, à savoir par le chant des Psaumes.
De la popularité de ce chant, Grégoire de Nysse apporte un témoignage dans la page qui précède le texte qui va nous retenir : il nous montre le peuple chrétien tout entier se réjouir du chant des psaumes, hommes, femmes, petits enfants, vieillards, artisans au travail, voyageurs par terre ou sur mer, affligés en quête de consolation, joyeux festins de noces, dans tous les aspects de la vie quotidienne comme au sein de la liturgie ecclésiastique. Il y a sans doute là un peu d'amplification littéraire : nous sommes en présence d'un véritable topos, comme on le voit par des textes tout à fait parallèles d'Athanase, de Basile, de Chrysostome, pour ne citer que les Grecs ; mais la popularité, et si l'on veut la banalité, de ce thème littéraire ne peuvent suffire à nous faire douter de la réalité du plaisir que les chrétiens du IVe siècle prenaient au chant des psaumes : il suffit d'évoquer le témoignage d'Augustin qui, s'analysant avec son attention accoutumée, constate combien un psaume chanté le touche plus profondément que le texte seul, si bien que cela l'inquiète, qu'il en vient à se reprocher le trop de plaisir qu'il lui arrive de prendre à ce chant.
C'est très précisément à s'efforcer de rendre compte, de chercher la "signification", la cause de "ce plaisir ineffable et divin" que nous prenons à chanter les psaumes de David que Grégoire a consacré ces quelques pages, au style dense, plein de mots techniques ou recherchés, d'un ton prudent, en quelque sorte mystérieux, comme si l'auteur s'avançait avec précaution à la rencontre d'un secret ; quel est son contenu, son enseignement ou, comme il dit, la "philosophie" qui se dégage du fait de les chanter. La démarche de Grégoire est ici à bien des égards remarquable : il va droit au problème purement musical, "au fait de mettre en musique les paroles". Cherchant à comprendre pourquoi les psaumes sont reçus avec tant de faveur, il ne s'arrête pas un seul instant à considérer leur aspect proprement littéraire, le niveau proprement poétique auquel un commentateur moderne ne manquerait pas de consacrer un développement - car enfin c'est déjà par le choix même de l'expression verbale que le grand David, dirions-nous en interpolant, a déversé quelque chose qui enrichit et rend plus facile à recevoir son enseignement. C'est peut-être ce qu'il y a de plus classique en lui qui explique ce saut, cette omission : peut-être Grégoire qui, comme tous les Pères grecs, reçoit son psautier des LXX, et ne pose le problème de l'hebraica veritas, ne peut-il concevoir de poésie en vers réguliers : c'est ce que semble suggérer une phrase particulièrement embarrassée et donc obscure à la fin de notre passage, où il paraît bien opposer "ce chant sans recherche et sans art" - celui des psaumes - aux œuvres de musiciens, comprenons les poètes, "étrangers à notre sagesse", c'est-à-dire païens, "dont le rythme est obtenu par l'assemblage d'éléments prosodiques", de sons tour à tour graves ou aigus, de brèves ou de longues.
C'est donc bien du chant, de la mélodie - et pouvons-nous dire de la musique (l'art musical des Anciens étant essentiellement homophone) - qu'il est question ici. Grégoire ne se contente pas de noter le fait, d'en justifier la convenance : David a associé le chant à son enseignement pratique, "à sa philosophie concernant les vertus", comme la pharmacopée antique conseillait d'enduire de miel le bord de la coupe contenant une potion amère ; il veut aller plus avant, car il y a, dit-il, quelque chose de plus profond que l'on ne pense communément dans ce pouvoir mystérieux de la musique, ce qui entraîne un développement remarquable. Son originalité éclate si on compare sa démarche à celle d'Augustin : celui-ci, dans le 1. VI du De Musica, et mieux encore dans une page très remarquable des Confessions, XI, 28, se tourne vers l'homme intérieur, procède à une de ces analyses psychologiques où il se montre un maître incomparable et, dans la ligne d'Aristoxène de Tarente, cherche à rendre compte de la perception musicale, du rôle hiérarchisé qu'y jouent tour à tour le mécanisme de l'oreille, la mémoire où s'accumule l'écho des sons égrenés dans le temps, la pensée enfin où se rassemble un jugement proprement musical qui lui, en quelque sorte, échappe à la durée, au sein d'un profond et mystérieux silence. Certes Grégoire lui aussi connaît bien l'apport de la musicologie antique : quand il nous dit par exemple que la mélodie réside dans la variété des sons, car si le son était uniforme, il n'y aurait pas de mélodie, il fait écho à une théorie bien connue d'Aristoxène selon laquelle l'unité de la mélodie résulte de la synthèse des sons ; mais ce n'est pas dans cette direction que chemine sa pensée, il se place sur un tout autre terrain : en fidèle héritier d'une tradition classique qui remonte aux plus anciens sages d'Ionie, sa théorie musicale s'insère dans un perspective cosmique. Ecoutons-le : "J'ai entendu dire à l'un des sages, dissertant sur notre nature, que l'homme est un monde en miniature, possédant en lui-même tout ce qui appartient au grand cosmos..." (30, 24-26 = 440 C).
Il reprend ainsi à son compte la fameuse doctrine sur le parallélisme du microcosme humain au macrocosme qui d'Anaximandre, d'Héraclite, des premiers Pythagoriciens à Platon, aux Stoïciens et jusqu'aux derniers philosophes ou érudits de l'Antiquité (Calcidius, Proclus, Macrobe, Isidore de Séville...) a connu une si constante faveur, avant d'avoir une nouvelle popularié chez les penseurs du Moyen-Âge et de la Renaissance. Or, continue Grégoire, "la belle ordonnance de l'univers est elle-même une certaine harmonie musicale, de façon multiforme et variée, accordée selon un certain ordre et rythme, chantant de concert avec elle-même, sans jamais se laisser distraire de cet accord parfait (littéralement "consonance") ; le mélange varié des êtres observés dans l'univers, par l'heureux accord des parties au tout fait chanter dans le tout cette mélodie pleinement harmonieuse". C'est cette musique cosmique - musica mundana écrira un jour Boèce - que le grand David a su percevoir et qui lui fait dire que les cieux racontent la gloire de Dieu, et dans un autre de ses psaumes que toutes les puissances du ciel chantent un hymne à Dieu, et la lumière des astres et le soleil et la lune et les cieux des cieux, et les eaux qui sont au-dessus du firmament.
On aura reconnu une autre doctrine, corollaire de la précédente, chère aussi à toute l'Antiquité qui, des premiers Pythagoriciens au Platon du Timée, se transmettra, de chaînon en chaînon, jusqu'aux derniers penseurs de la Spätantike, celle de l'harmonie des sphères. Mais soulignons immédiatement que la manière dont Grégoire de Nysse la reprend à son compte suggère une double remarque ; de cette musique cosmique, il se fait une conception toute philosophique : il la fait résider dans la combinaison des différentes parties de l'univers, les rapports qui s'établissent dans leur heureuse variété où se combinent stabilité et mouvement ; par là il évite l'interprétation naïve que l'imagination concrète des hommes de l'Antiquité n'avait pas toujours su éviter ; évoquerai-je Cicéron et le passage fameux du Songe de Scipion : "Quelle est cette sonorité si puissante et si douce qui emplit mes oreilles ?". Et l'Africain d'expliquer complaisamment à son petit-fils que les astres ou les planètes qui décrivent autour de la terre immobile des cercles célestes se comportent chacun comme un rhombe géant ; les plus éloignés, et donc les plus rapides, donnant le son le plus aigu tandis que les plus centraux, les plus rapprochés, comme la lune donnent le son le plus grave ; on en arrivait même à préciser les correspondances entre les planètes et les notes de la gamme : ainsi, selon les uns, si Mars donnait le la, Mercure faisait entendre le sol, position cacophonique de tous les degrés de l'échelle diatonique ! Rien de pareil ici : pour Grégoire, comme pour tous les philosophes, cette musique cosmique n'a rien de sensible : c'est par l'esprit, l'intellect, qu'elle peut être perçue et que le grand David tout le premier l'a saisie ; pour nous détourner d'imaginer une perception sensible de cette musique cosmique, Grégoire trouve des accents comparables à ceux de Plotin, quand celui-ci nous invitait à nous servir non de nos yeux corporels mais de cette vision intérieure qui est à la disposition de tous les hommes, et dont si peu savent se servir.
Second redressement : la référence à David transpose et intègre cette harmonie des sphères dans un synthèse religieuse et chrétienne : elle devient "un hymne à la gloire inaccessible et inexprimable de Dieu", dans lequel la création issue de Dieu retourne à Dieu dans un acte d'adoration, célébrant la toute puissance de Celui dont la sagesse a disposé toutes choses avec cet ordre, beauté et enchaînement qui font régner parmi elles convergence, "conspiration" et "sympathie", de Celui qui se manifeste par le Logos indicible de sa sagesse comme l'accordeur, l' "harmonisateur" de l'univers.
Mais comment passer, de cette musique "première, archétype et véritable" qu'est la musique cosmique, à celle de nos chants ? C'est ici qu'intervient la rigoureuse analogie, le parallélisme entre macro- et microcosme, "car la partie du tout est absolument homogène au tout" (32, 17-331, = 441 CD) : comme la surface polie d'un cristal, si petit qu'il soit, peut refléter le disque entier du soleil, toute cette musique qu'on peut contempler dans l'univers se retrouve analogiquement dans ce microcosme qu'est la nature humaine. Reprenant ici une comparaison chère à la tradition stoïcienne, il ajoute : "c'est ce que montre bien la structure même de notre corps, habilement fabriqué par la nature pour permettre l'exécution de la musique : la trachée apparaît comme une flûte, le palais comme le chevalet d'une cithare tandis que la langue, les joues et la bouche en seraient comme les cordes et le plectre" (33, 1-6 = 444A).
Grégoire de Nysse invoque ici le grand principe stoïcien : "tout ce qui est conforme à la nature est ami de la nature" ; c'est parce que la musique est si "conforme à notre nature" qu'elle se révèle capable d'agir sur nous, qu'elle a un effet si puissant sur le faible cœur de l'homme : c'est pour cela que le roi David y a eu recours dans ses psaumes, mêlant ainsi utile dulci, associant sa philosophie morale, son sublime enseignement, à la douceur de miel, au plaisir que nous procure le chant, disons plus généralement la musique ; par elle notre nature découvre ce qu'elle est et s'applique à elle-même un traitement curatif ; car à la différence du cosmos qui obéit sans faillir aux lois posées par le créateur, notre vie, notre façon de vivre, a besoin de rétablir en elle-même rythme et harmonie : il y a en elle "non-musique, dissonance et discordance ", introduites en nous par le tumulte des passions et les vicissitudes de la vie ; nous devons tendre vers une vie vertueuse faite d'eurythmie et d'harmonie, de musicalité, sans rien en elle qui passe la mesure. Et ici les métaphores musicales servent à Grégoire à transcrire la sagesse aristotélicienne ou delphique : "il ne faut pas que la corde soit sur-tendue, car alors son juste accord est rompu ; il ne faut pas non plus détendre outre mesure notre tension dans le plaisir, mais il faut tour à tour savoir tendre ou relâcher nos cordes, pour que tout en nous vibre à la juste note, sans excès ni dans un sens ni dans l'autre" (33, 14-25 = 444B). C'est cela, nous dit Grégoire, que nous suggère, nous conseille, nous insinue mystérieusement la musique. C'est sur quoi témoigne et ce que confirme l'histoire : ainsi le jeune David pacifiait, en jouant de la cithare, l'âme inquiète et névrosée du roi Saül.
Cet exemplum transpose dans une atmosphère biblique, et revêt par là d'autorité, ce que la tradition antique aimait à raconter de Pythagore qui, en jouant de la lyre, apaisait chaque soir tout ce que la journée vécue avait soulevé en lui de passionné et d'irrationnel.
Tout le développement que nous venons d'analyser met en oeuvre des idées qui remontent en définitive, par le Timée 47d, à la plus ancienne tradition pythagoricienne ; en passant par Aristote et le Stoïcisme, ces idées étaient devenues le bien commun de la koinè philosophique de l'époque hellénistique et romaine ; cependant le problème n'est pas de savoir d'où cela vient, mais plutôt si c'est vrai : c'est autant et plus encore vrai pour le chrétien qui sait que ce retour au calme de l'esprit est aussi nécessaire à la prière qu'au sommeil ; comme le dira Augustin - sur le plan pratique, la sagesse de tous les Pères converge !
La musique a sur nous ce pouvoir mystérieux parce que "conforme à la nature, elle est toute amie de notre nature" ; imitation, écho de l'ordonnance magnifique, de cette diakosmèsis, que la Sagesse ordinatrice du Verbe créateur a fait régner dans l'univers, insérée par cette même providence jusque dans la structure physique de notre être, elle rétablit en nous cet équilibre, cette harmonie qui était voulue pour nous comme pour l'univers, en nous plus encore que dans l'univers, car, c'est à l'image et à la ressemblance de Dieu que l'homme est, ou plutôt doit redevenir, "imitation de Celui qui a introduit l'harmonie dans le monde" (32, 19 = 441C).
Je souligne à nouveau cette expression : on observera combien elle respecte mieux la transcendance divine que celle, à première vue analogue, "Dieu qui par nature est musicien", que nous relevons sous la plume du Trismégiste. Oui, en un sens tout cela est banal, tout cela se trouvait depuis longtemps comme vulgarisé dans la tradition antique ; j'emploie à dessein le terme le plus compréhensif, car à côté des philosophes, il faut joindre les médecins. Si ce rôle cathartique de la musique commence en dernière analyse aux pratiques les plus archaïques de l'incantation, la notion avait pu être intégrée dans une atmosphère beaucoup plus rationnelle comme bien montré le cardinal J. Daniélou, les notions chères à Grégoire de Nysse, et que nous venons de relever sous sa plume, de "conspiration", "sympathie", ne sont pas moins familières à la médecine grecque classique.
Mais, encore une fois, l'important est que tout cela puisse être vrai, que nous le trouvions assumé par la réflexion chrétienne de Grégoire. Il y a dans cette perspective cosmique une valeur que nous pouvons et devons peut-être récupérer, si étrangère qu'elle soit devenue à la pensée moderne, partagée depuis Descartes entre subjectivité et objectivation, entre le Pour-soi de l'homme et l'En-soi des choses ; peut-être d'ailleurs que déjà aujourd'hui la découverte des problèmes si graves que pose l'environnement a rendu à nouveau actuel ce souci de reclasser l'homme dans le cosmos, de relier l'un à l'autre ; l'homme n'a pas été placé dans l'univers comme devant un instrument, machinamentum, dont il aurait simplement à bien user pour se sanctifier, mais il y a été situé par le créateur pour qu'il s'avance à la tête de tout le créé, célébrant une liturgie cosmique, un culte spirituel qui rassemble et transfigure toute la création dans un hymne de louanges. Oui, l'homme peut et doit redevenir aussi harmonieux que le ciel étoilé et chanter lui aussi l'hymne à la gloire du Dieu créateur. La musique peut être associée à notre effort comme un moyen de rétablir en nous la pureté ternie de la ressemblance ; en chantant les psaumes - mais pour tout vrai musicien quelle musique n'est-elle pas un psaume ? - nous contribuons à faire de notre vie cette prière harmonieuse qu'elle doit devenir car, comme le dit Grégoire un peu plus loin dans ce même traité, "c'est la volonté de Dieu que ta vie soit un psaume".
Tel est ce texte, jusqu'ici trop négligé, qui m'a paru digne de quelque attention ; je me garderai certes d'en surfaire les mérites : si j'avais risqué de succomber à pareille tentation, notre éminent jubilaire aurait été le premier à m'en prémunir. Ces quelques pages ne comptent certes pas parmi ce que Grégoire de Nysse a écrit de plus personnel ni de plus profond. C'est l'humaniste chrétien qui a parlé ici plus que le penseur original que nous découvrons ailleurs ; il s'est contenté, sans la transformer substantiellement, d'intégrer dans une perspective chrétienne une théorie depuis longtemps classique. Il n'a pas repris très souvent ce thème du micro/macrocosme : on ne le retrouve que deux autres fois dans son oeuvre : dans le De anima, où d'ailleurs il ne s'applique qu'au seul corps matériel de l'homme, il apparaît comme un argument utilisé pour raviver la croyance à l'existence de l'âme". Beaucoup plus important et plus significatif est le second passage que nous lisons au début du ch. XVI du De opificio hominis : s'il y évoque à nouveau la notion de l'homme-microcosme, c'est pour la rejeter avec véhémence ; à cette thèse dont il souligne qu'elle nous vient des philosophes païens, des "philosophes de l'extérieur", il oppose l'enseignement proprement ecclésiastique qui place la véritable grandeur de l'homme non dans sa ressemblance à l'univers créé mais dans le fait qu'il a été créé à l'image de Dieu. Il y a bien là un renversement, "une vraie révolution" que notre texte ne laisse pas pressentir. Certes nous avons bien relevé au passage l'idée que l'homme était une "imitation", mais le mot est lâché comme en passant et ne devient pas comme dans le De opificio le pivot de la spéculation de Grégoire : il constate le fait sans plus - c'est nous qui avons extrapolé en précisant : l'homme est ou doit redevenir l'imitation, l'image du Créateur...
On peut enfin estimer, sans pécher par excès d'augustinisme, que, dans ces quelques pages, Grégoire pèche par optimisme et, tout en reconnaissant la nécessité d'une thérapeutique morale appropriée, minimise, et chez l'homme et dans le cosmos, la présence et les ravages du mal et du péché. A un stade plus élaboré de sa pensée, Grégoire professera très explicitement que cette parfaite harmonie cosmique, ce concert en quelque sorte musical, cette "conspiration" universelle, ne sera pleinement réalisée que dans l'eschatologie, par l'élimination du mal, le rétablissement de l'ordre voulu par Dieu, en un mot l' "apocatastase", quand l'homme rejoindra enfin le chœur des Anges. Entre-temps, c'est seulement par la méditation de la virginité consacrée, et la vie "isangélique" accessible par elle, que nous pouvons dès ici-bas anticiper inchoativement quelque chose de cette consommation eschatologique. Ce n'est donc pas encore ici que Grégoire de Nysse nous a dit son dernier mot et l'on comprend que J. Daniélou ait proposé de situer au début de la carrière du grand Cappadocien la composition de traité In inscriptiones psalmorum.
Henri-Irénée Marrou, "Une théologie de la Musique chez Grégoire de Nysse ?", in- Christiana tempora, Rome, Ecole française de Rome, 1978, pp. 365-372. (Publications de l'Ecole française de Rome, 35).
Mais, encore une fois, l'important est que tout cela puisse être vrai, que nous le trouvions assumé par la réflexion chrétienne de Grégoire. Il y a dans cette perspective cosmique une valeur que nous pouvons et devons peut-être récupérer, si étrangère qu'elle soit devenue à la pensée moderne, partagée depuis Descartes entre subjectivité et objectivation, entre le Pour-soi de l'homme et l'En-soi des choses ; peut-être d'ailleurs que déjà aujourd'hui la découverte des problèmes si graves que pose l'environnement a rendu à nouveau actuel ce souci de reclasser l'homme dans le cosmos, de relier l'un à l'autre ; l'homme n'a pas été placé dans l'univers comme devant un instrument, machinamentum, dont il aurait simplement à bien user pour se sanctifier, mais il y a été situé par le créateur pour qu'il s'avance à la tête de tout le créé, célébrant une liturgie cosmique, un culte spirituel qui rassemble et transfigure toute la création dans un hymne de louanges. Oui, l'homme peut et doit redevenir aussi harmonieux que le ciel étoilé et chanter lui aussi l'hymne à la gloire du Dieu créateur. La musique peut être associée à notre effort comme un moyen de rétablir en nous la pureté ternie de la ressemblance ; en chantant les psaumes - mais pour tout vrai musicien quelle musique n'est-elle pas un psaume ? - nous contribuons à faire de notre vie cette prière harmonieuse qu'elle doit devenir car, comme le dit Grégoire un peu plus loin dans ce même traité, "c'est la volonté de Dieu que ta vie soit un psaume".
Tel est ce texte, jusqu'ici trop négligé, qui m'a paru digne de quelque attention ; je me garderai certes d'en surfaire les mérites : si j'avais risqué de succomber à pareille tentation, notre éminent jubilaire aurait été le premier à m'en prémunir. Ces quelques pages ne comptent certes pas parmi ce que Grégoire de Nysse a écrit de plus personnel ni de plus profond. C'est l'humaniste chrétien qui a parlé ici plus que le penseur original que nous découvrons ailleurs ; il s'est contenté, sans la transformer substantiellement, d'intégrer dans une perspective chrétienne une théorie depuis longtemps classique. Il n'a pas repris très souvent ce thème du micro/macrocosme : on ne le retrouve que deux autres fois dans son oeuvre : dans le De anima, où d'ailleurs il ne s'applique qu'au seul corps matériel de l'homme, il apparaît comme un argument utilisé pour raviver la croyance à l'existence de l'âme". Beaucoup plus important et plus significatif est le second passage que nous lisons au début du ch. XVI du De opificio hominis : s'il y évoque à nouveau la notion de l'homme-microcosme, c'est pour la rejeter avec véhémence ; à cette thèse dont il souligne qu'elle nous vient des philosophes païens, des "philosophes de l'extérieur", il oppose l'enseignement proprement ecclésiastique qui place la véritable grandeur de l'homme non dans sa ressemblance à l'univers créé mais dans le fait qu'il a été créé à l'image de Dieu. Il y a bien là un renversement, "une vraie révolution" que notre texte ne laisse pas pressentir. Certes nous avons bien relevé au passage l'idée que l'homme était une "imitation", mais le mot est lâché comme en passant et ne devient pas comme dans le De opificio le pivot de la spéculation de Grégoire : il constate le fait sans plus - c'est nous qui avons extrapolé en précisant : l'homme est ou doit redevenir l'imitation, l'image du Créateur...
On peut enfin estimer, sans pécher par excès d'augustinisme, que, dans ces quelques pages, Grégoire pèche par optimisme et, tout en reconnaissant la nécessité d'une thérapeutique morale appropriée, minimise, et chez l'homme et dans le cosmos, la présence et les ravages du mal et du péché. A un stade plus élaboré de sa pensée, Grégoire professera très explicitement que cette parfaite harmonie cosmique, ce concert en quelque sorte musical, cette "conspiration" universelle, ne sera pleinement réalisée que dans l'eschatologie, par l'élimination du mal, le rétablissement de l'ordre voulu par Dieu, en un mot l' "apocatastase", quand l'homme rejoindra enfin le chœur des Anges. Entre-temps, c'est seulement par la méditation de la virginité consacrée, et la vie "isangélique" accessible par elle, que nous pouvons dès ici-bas anticiper inchoativement quelque chose de cette consommation eschatologique. Ce n'est donc pas encore ici que Grégoire de Nysse nous a dit son dernier mot et l'on comprend que J. Daniélou ait proposé de situer au début de la carrière du grand Cappadocien la composition de traité In inscriptiones psalmorum.
Henri-Irénée Marrou, "Une théologie de la Musique chez Grégoire de Nysse ?", in- Christiana tempora, Rome, Ecole française de Rome, 1978, pp. 365-372. (Publications de l'Ecole française de Rome, 35).
Commentaires
Enregistrer un commentaire