Wilhelm Furtwaengler, Comment interpréter Bach
La Passion selon Saint Matthieu pose de nombreux problèmes à l'interprète. Mais comme pour toutes les grandes œuvres, il faut interroger l'oeuvre elle-même, et en existe-t-il de plus claire, plus grande, plus forte ? La première difficulté vient de cette simultanéité, propre à Bach, de grandeur impassible, surhumaine, et de sensibilité intérieure et individuelle. Le problème est aggravé par tout ce que l'on sait et par tout ce que l'on ne sait pas sur la manière de représenter les passions au temps de Bach. Nos connaissances à cet égard sont encore limitées et incomplètes. On sait que Bach n'utilisait pas le clavecin, mais plusieurs orgues. On sait qu'il avait à disposition un chœur restreint, formé uniquement de voix de garçons. On sait que les chorals étaient chantés avec la participation de l'assemblée, etc. Or aujourd'hui, certains veulent à tout prix reproduire à la lettre cette manière de faire. Ils transforment ainsi l'une des œuvres les plus grandes et les plus actuelles en un "sujet historique". Ils oublient que les circonstances dans lesquelles une passion est donnée aujourd'hui sont totalement différentes de celle de l'époque de Bach. Au lieu d'églises, nous avons de grandes salles de concert, d'où la nécessité d'une masse chorale importante, car seul un grand chœur donne la chaleur et l'ampleur sonores nécessaires qu'un chœur sensiblement plus petit pouvait produire au temps de Bach dans l'église Saint-Thomas. Quelles sont les raisons qui conduisent à une telle vision ? Comme toute approche littérale, elles proviennent d'un manque d'imagination, d'une certaine rigidité et en même temps de la crainte d'être confronté à l'oeuvre, à la musique de notre époque, à notre public, en bref, à la réalité.
On sent que le monde des scribes et des pharisiens n'est pas loin. Par exemple, la seule raison qui justifie un chœur restreint serait la clarté du dessin de la polyphonie vocale. Or c'est là que doit intervenir le travail du chef. Sa tâche est de faire en sorte que la chaleur et la force s'unissent à la clarté ; cette tâche reste identique, que le chœur soit petit ou grand.
Au même titre, la question du continuo relève du domaine pratique, c'est-à-dire des salles. Nous n'avons pas plusieurs orgues, comme à Saint-Thomas. Accompagner ou non les arias par le grand orgue est une question qui doit être réglée de cas en cas. De même, l'utilisation du clavecin, instrument d'époque, est limitée, à cause de sa faible sonorité. D'ailleurs, comme nous le savons, Bach ne l'a probablement pas utilisé du tout. Plus décisive encore demeure la manière d'aborder les chorals. Au temps de Bach, ceux-ci étaient chantés avec la participation de l'assemblée. Cela montre de la manière la plus nette que l'oeuvre out entière, comme tant d'autres pièces religieuses, était conçue liturgiquement, à savoir que le cordon ombilical reliant l'art à la sa mère, la religion, n'avait pas encore été coupé. (A ce sujet, il est intéressant de se demander si et dans quelle mesure l'oeuvre de Bach a pu naître uniquement pour cette raison.)
Mais ce qu'il faut rappeler lorsque nous abordons aujourd'hui des questions concernant la représentation de la passion, c'est que nous avons, en nous et autour de nous, une autre réalité que celle de Bach. Et c'est à cette réalité - la nôtre - que nous devons répondre, c'est elle que nous devons prendre en compte. Le public de nos salles de concert ne chante plus les chorals ; les chorals ont donc un rôle différent dans l'oeuvre. Ils ne sont pas symboliques comme les choeurs ; ils ne sont pas individuels comme les arias. Ils demeurent l'expression d'un sentiment collectif, avec toutes ses nuances de l'humilité la plus personnelle, la plus intime et la plus secrète à l'affirmation la plus solennelle. Mais parce qu'ils font partie du tout, parce qu'ils sont devenus partie intégrante de cette oeuvre d'art qu'est La Passion selon Saint Matthieu, parce qu'ils se sont détachés de l'assemblée, placés en quelque sorte en face d'elle, ils doivent être situés dans leur relation avec ce tout.
La manière d'exécuter les chorals est fonction de leur remplacement dans l'oeuvre, fonction de leur texte, de leur traitement musical. Les paroissiens contemporains de Bach chantaient avec des sentiments différents; et donc avec une expression différente, un choral personnel comme "Wenn ich einmal soll scheiden", qui renvoie chacun d'entre nous à son propre moi devant le sacrifice du Christ, ou un choral de soumission comme "Was du tust, das ist wohlgetan". Ces différences doivent apparaître également dans l'exécution d'aujourd'hui, alors même que l'assemblée ne participe plus au chant. La manière de donner les chorals dans une nuance forte uniforme, en exagérant les points d'orgue (nécessité pratique pour une assemblée qui chante, alors que pour les auditeurs ils n'ont qu'une signification interprétative et structurante), ne leur rend pas justice. Car il ne faut jamais oublier que le choral repose sur l'expression des sentiments d'une collectivité de croyants, au sens le plus noble du terme. L'ombre d'un effet théâtral, la moindre nuance qui irait dans ce sens, doivent être strictement évitées? Il faut que tout reste l'expression naturelle et organique d'un sentiment intérieur. On ne peut ni feindre cette expression, ni la transmettre par tradition : qui ne a ressent pas en lui, n'y parviendra jamais.
Nous arrivons ainsi au plus important : à ce que l'oeuvre elle-même nous dit, à ce qui, précisément, ne peut pas être transmis par tradition. Il faut insister sur ce point à une époque aussi peu confiante dans son instinct que la nôtre. Qui peut dire, dans une pièce de Bach - qu'il s'agisse d'un aria, d'une choeur ou d'un choral - si et comment il faut exécuter le traditionnel ritardando final ? Pourquoi fait-il parfois l'effet d'une élévation, d'une délivrance, d'un accomplissement, et d'autres fois, d'une convention poussiéreuse ? est-il licite, chez Bach, d'introduire des nuances dynamiques, des piani et des forte ?
Sur toutes ces questions, nos connaissances historiques ne servent à rien, car elles sont générales, extérieures, alors qu'il s'agit ici d'éléments particuliers, intérieurs, spécifiques. Il faut interroger l'oeuvre elle-même et rien qu'elle. Et à qui l'interroge patiemment, sans pédanterie ni parti pris, mais avec humilité, avec toute la chaleur du coeur et comme musicien, l'oeuvre ne refusera pas de répondre
Wilhelm Furtwaengler, Carnets 1924-1954, Genève, Georg, 1994, pp. 137-140.
Nous arrivons ainsi au plus important : à ce que l'oeuvre elle-même nous dit, à ce qui, précisément, ne peut pas être transmis par tradition. Il faut insister sur ce point à une époque aussi peu confiante dans son instinct que la nôtre. Qui peut dire, dans une pièce de Bach - qu'il s'agisse d'un aria, d'une choeur ou d'un choral - si et comment il faut exécuter le traditionnel ritardando final ? Pourquoi fait-il parfois l'effet d'une élévation, d'une délivrance, d'un accomplissement, et d'autres fois, d'une convention poussiéreuse ? est-il licite, chez Bach, d'introduire des nuances dynamiques, des piani et des forte ?
Sur toutes ces questions, nos connaissances historiques ne servent à rien, car elles sont générales, extérieures, alors qu'il s'agit ici d'éléments particuliers, intérieurs, spécifiques. Il faut interroger l'oeuvre elle-même et rien qu'elle. Et à qui l'interroge patiemment, sans pédanterie ni parti pris, mais avec humilité, avec toute la chaleur du coeur et comme musicien, l'oeuvre ne refusera pas de répondre
Wilhelm Furtwaengler, Carnets 1924-1954, Genève, Georg, 1994, pp. 137-140.
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