René Daumal, Sur la musique hindoue


L'Occidental recherche dans la musique la procession sonore qui revêt et qui dissimule la durée. Les musiciens de l'Inde, sinon de tout l'Orient, ne veulent le son que pour mettre en évidence le silence. Ainsi dix rayons, dit Lao-Tseu, se réunissent pour former un moyeu ; mais c'est le vide qui est au centre qui permet l'usage de la roue ; de même un vase est utile, non par le plein de ses parois, mais par le vide qu'elles déterminent. La musique orientale vise avant tout à sculpter dans la durée une succession de moments de silence ; et l'auditeur goûte chacun de ces moments comme la substance de sa propre vie, de sa conscience malheureuse d'être limitée, enfermée dans une peau individuelle.

Le mot "écouter" prend deux sens bien différents s'il s'agit de l'une ou de l'autre de ces manifestations sonores. L'Occidental goûte, à entendre la musique, un double plaisir, mélodique et harmonique. Je ne parlerai d'abord que du premier. Dans le cas le plus favorable, lorsque la mélodie n'est pas simplement une basse satisfaction de ses instincts, de ses passions, éveillées et calmées agréablement par la puissance des successions sonores, ce qu'il admire, c'est surtout la résolution habile d'une problème posé par le musicien [...]. Cet étalage de puissance créatrice peut, dans le cas d'un génie, vous faire passer sur toute la peau le granuleux hérissement du sublime. Le plus souvent, je préfère regarder l'auditeur ; anxieusement suspendu au thème mélodique, il se demande à chaque instant comment le musicien va se tirer de cette difficulté où il s'est jeté ; et il soupire d'admirative satisfaction lorsque finalement cette succession d'équations sonores se résout avec art dans le silence final. Le temps a été vaincu. La réalité qui se cache derrière la mélodie, à qui s'adresse l'admiration, c'est celle d'une volonté individuelle assez puissante pour s'imposer elle-même à travers la durée.

L'homme d'Asie n'a que faire de cet art. Pour l'Hindou, particulièrement, les problèmes mélodiques sont résolus depuis des siècles. L'individualisme de l'artiste occidental qui veut se surpasser en réalisant par sa création l'image d'un dieu personnel à l'oeuvre, n'a pas cours chez lui. Une tradition antique a limité le nombre des thèmes musicaux - on dirait peut-être mieux, pour traduire l'intraduisible mot Rag, des colorations musicales. La technique du Rag est minutieusement régie par des règles très précises et très compliquées. Chaque Rag est lié à une heure du jour, à une saison de l'année, à un état d'âme ; il est mâle ou femelle, il a telle ou telle couleur. Les Rags se rattachent aussi à des sujets mythologiques précis ; ils sont représentés souvent, dans les arts plastiques, comme des êtres vivants. [...]

Avec un seul de ces thèmes que régissent des règles ancestrales, le musicien, par la seule répétition nuancée librement, par des entrelacements du Rag avec lui-même, parvient à la réalisation de l'objet propre à son art : l'expression de moments de silence, auxquels les thèmes traditionnels ne font que donner des colorations précises, qui permettent à chaque auditeur d'en goûter plus concrètement la saveur de souffrance. Et chacun de ces thèmes est d'une simplicité universellement humaine : le soir, le matin, le printemps, la nuit... Je comprends qu'un Occidental vraiment et purement occidental ne puisse supporter de se sentir durer ainsi nu et seul, dans un midi qui s'éternise, ou dans la première veille nocturne qui n'en finit plus, qui revient impitoyablement dix fois par minute, allongeant chaque pincement de corde, pour lui, en une éternité d'ennui. Mais si, par un acte d'amour, il s'identifie à l'auditeur hindou, à la musique, au musicien lui-même, s'il a le courage d'affronter sa propre solitude, il entendra alors, mais avec autre chose que son oreille de chair, une nouvelle musique, insoupçonnée.


René Daumal, "Sur la musique hindoue", Bharata, Paris, Gallimard, 1970, pp. 97-99. 

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