Novalis, Le mythe d'Arion


Une fois, entre autres, il est arrivé dans ces temps-là qu'un poète, ou plutôt un musicien d'entre ces artistes extraordinaires (encore que la poésie et la musique puissent bien ne faire qu'un, étant aussi étroitement appariées que bouche et oreille peut-être, car la bouche est seulement une oreille qui parle et qui répond) - il est donc arrivé que le musicien voulut passer la mer pour atteindre un pays étranger. Il possédait une fortune de bijoux magnifiques et d'objets précieux qui lui avaient été offerts par gratitude. Au rivage, il trouva un bateau dont l'équipage se montra disposé à l'embarquer, au prix convenu, pour le pays où il voulait aller. Mais la splendeur et la somptuosité de ses joyaux n'alla pas longtemps sans exciter la convoitise de ces hommes, qui décidèrent entre eux de ses saisir de sa personne, de le précipiter à la mer et de partager ensuite tous ses biens. En haute mer, donc, ils se jetèrent sur lui et apprirent qu'il allait mourir parce qu'ils avaient décidé de le précipiter à la mer. Il leur demanda la vie et les supplia de la façon la plus touchante ; il leur proposa son trésor en échange, et leur prédit grand malheur s'ils accomplissaient leur forfait. Aucun, pourtant, ne se laissa émouvoir quoi qu'il pût dire, car ils redoutaient tous la révélation qu'il pourrait faire un jour de leur délit. Voyant donc qu'ils restaient fermement décidés, il les pria de le laisser jouer de son chant du cygne avant de mourir, car ensuite, avec le pauvre bois de sa lyre, il sauterait lui-même délibérément dans les flots sous leurs yeux. Sachant fort bien que leurs cœurs faibliraient et qu'ils céderaient tous au repentir s'ils entendaient la magie du chant, ils pensèrent donc, ne voulant pas lui refuser cette dernière prière, à se boucher complètement les oreilles, afin de ne rien entendre du tout et de pouvoir, ainsi, persévérer dans leur dessein. Ce qui eut lieu. Le rhapsode entonna un hymne infiniment émouvant, magnifique. De la quille à la pomme du mât, tout le navire vibra à l'unisson, et les vagues chantèrent en chœur, en même temps qu'au ciel, le soleil et les étoiles resplendissaient ensemble, et que, de la mer, sortant du vert profond des eaux, surgissaient en dansantes cohortes la foule des poissons et des monstres marins. Seul l'équipage, se tenant les oreilles solidement bouchées, restait farouchement hostile et attendait impatiemment la fin du chant. Achevé, il le fut bientôt. Alors au sombre abîme, l'aède se jeta, le front serein, en serrant dans ses bras son instrument magique. Ses pieds venaient à peine d'effleurer la crête brillante des vagues que se leva, sous eux, le large dos d'un monstre qui, par gratitude, nagea rapidement en emportant loin de là le chanteur étonné. Au bout de quelques courts moments il touchait, avec lui, le rivage du pays où il voulait se rendre, et là tout doucement, le monstre marin le déposa au milieu des roseaux. Le poète chanta un hymne d'allégresse à son sauveur et le laissa, le cœur plein de grâces.


Novalis, Henri d'Ofterdingen, Oeuvres Complètes, tome 1, Paris, Gallimard, 1945, pp. 96-97.

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