Michel Chion, Dante et le silence de l'écoute
"Le bruit, le son.
C'est la vibration de l'air qui est véhiculée par lui jusqu'au canal de l'ouïe."
C'est la vibration de l'air qui est véhiculée par lui jusqu'au canal de l'ouïe."
(Al Jurjani, Définition 0953, Le livre des Définitions, Beyrouth, éditions Albouraq, 2006, p.270)
Dante est au Paradis. Il vient d'atteindre, accompagné de Béatrice, qui a pris le relais de Virgile, le quatrième ciel ( La Dive Comédie en dénombre dix, chacun plus proche que le précédent de l'Empyrée suprême). Le quatrième ciel est celui du Soleil, qui suit le ciel de Vénus et précède celui de Mars. Et soudain voilà que (plongeons-nous un peu dans l'italien archaïque)...
"lo vidi piu folgor vivi e vincenti
far di noi centro e di se far corona
piu dolci in voce che in vista lucenti."
("Paradis", chant x, vers 64 à 66)
Ce qui, dans la belle traduction de Jacqueline Risset, parue chez Flammarion, donne :
"Je vis plusieurs feux vifs et fulgurants
Nous prendre pour centre et se mettre en couronne
Plus doux à la voix que brillants à la vue."
Car ces feux chantent, ce qui n'est pas pour surprendre dans un poème où des voix sortent de partout, de lumières, d'arbres ou même de nuées.
Mais ici, le rapport comparatif entre voix et aspect, voce et vista, est très singulier. Car deux absolus de la perception sont posés là, et si possible, nous laisse entendre le poète, un de ces absolus l'est plus que l'autre. L'absolu du son est intérieur - la voix douce parle à l'intérieur du corps, elle est en nous, de même que toute voix entendue -, tandis que l'absolu de la lumière nous est extérieur. Il est hors de nous, et insoutenable.
Ce qui intrigue cependant, dans la traduction de Risset, c'est ce "plus doux à la voix" - où le "à la" correspond à un emploi différent et dissymétrique, selon qu'il s'applique au son ou à l'aspect. De même que "vue" en français, vista correspond tout aussi bien à l'objet perçu qu'à l'action perceptive, alors que voce ne désigne rien de l'acte d'écouter... Mais poursuivons la scène.
"Poi, si cantando, quelli ardenti soli
si fuor girati intorno a noi tr volte
[...], donne mi parver, non da ballo sciolte,
ma che s'arrestin tacite, ascoltando
fin che le nove note hanno ricolte."
(id., chant x, vers 76-77 et 79 à 81.)
La traduction de Risset propose :
"Lorsque, chantant ainsi, ces ardents soleils
eurent tourné trois fois autour de nous
[...], ils semblèrent dames, non déliées de la danse,
mais s'arrêtant, en silence, à l'écoute
pour recueillir le son des notes nouvelles."
Comme ils sont extraordinaires, les trois derniers vers, en tant qu'hommage rendu à la beauté de l'écoute - cet acte invisible et important, et si peu décrit, si peu montré.
André Pézard, dans la version de "La Pléiade", prend quant à lui, sur le sens littéral de ce même passage, des libertés qu'explique son entêtement à transposer le poème en décasyllabes et dans une langue néo-archaïque, ce qui donne :
"Le choeur cessa : entre deux tours de ronde
Ainsi font pause et silence les dames
Guettant d'ouïr nouvelle salmodie [sic]."
Seulement, avec son "entre deux tours de ronde", Pézard interprète allègrement, et nous prive de la vision qu'est l'étonnant "non da ballo sciolte", que Risset traduit littéralement et qui évoque une idée bien concrète, dans le dynamisme de sa propre négation : celle d'une force entraînante qui est le bal, force sonore et corporelle à la fois, et de dames qui, y étant prises, sont comme arrêtées dans le mouvement, et invisiblement "recueillent" (ricolte) le son, en font le plein, s'en rechargent pour danser à nouveau.
L'acte d'attention, et en particulier l'acte d'écouter, est ici comme toujours chez Dante merveilleusement peint. Tout comme le lien entre l'entendre et le voir, où la voix dirige le regard et lui donne son intensité.
Au chant XIX du "Purgatoire", par exemple, le poète endormi rêve d'une sirène, une de celles-là qu'à rencontrées Ulysse, et dans le songe qu'il fait, cette sirène chante si suavement à ses oreilles "qu'à peine, j'aurais détourné mon regard d'elle" ("Purgatoire", XIX, 17-18). Rappelons que chez Homère, le héros grec ne cherche pas à voir les sirènes, dont d'ailleurs l'aspect physique n'est jamais évoqué. Ce qu'il veut, ligoté à son mât, c'est simplement continuer à les entendre.
Dans le récit de Dante, le mouvement fondamental qui revient constamment est donc celui de "se tourner vers", tel un nouveau-né, dans un élan de confiance et d'appel. Qu'il s'agisse de s'adresser à Virgile le guide ou à la bien-aimée Béatrice, ou encore, comme le poète nous montre celle-ci à son tour se tournant "toute désirante", vers Dieu, vers "le point où le monde est le plus vivant" ("Paradis", V, 86-87). Or, il se trouve que ce mouvement tournant vers la chose est articulé au son, qui en nous est son moteur.
Parfois cependant, nous rappelle le poète, il est des cas où comme Orphée il faut se retenir de se retourner vers ce qui sonne, par exemple au moment de l'entrée au Purgatoire. On l'a prévenu qu'une fois la porte franchie il ne pourrait plus regarder en arrière, sous peine d'expulsion. Il avance donc, et :
Mais le plus formidable, c'est comme Dante nous parle de ces moments dans lesquels un sujet vivant se tait pour en laisser parler un autre. Il arrive en effet à beaucoup des entités rencontrées aux différents étages du Paradis de cesser leur chant éternel pour se mettre à l'écoute du visiteur humain, et laisser place à la voix de ce dernier :
Encore une fois un silence collectif et vibrant, différent du silence individuel, et plein d'invite.
Ecoute et parole, silence et bruit : tout ici est présent dans une perspective de vie et de progression. Se taire ou prendre la parole, pour Dante, n'est jamais une posture passive ou mécanique, adoptée par pur conformisme ou réflexe de comportement. Jusqu'au mutisme chez lui est actif, et c'est le sens de ces feux divins, âmes des Bienheureux, que l'on voit s'arrêter tacite, ascoltando, et qui, dans cette pose d'immobilité et de silence, sont saisis et comme photographiés par le poète au maximum du dynamisme désirant de l'être humain.
texte issu de : Michel Chion, Le promeneur écoutant, Essais d'Acoulogie, Paris, éditions Plume, 1993, pp. 179-183.
Parfois cependant, nous rappelle le poète, il est des cas où comme Orphée il faut se retenir de se retourner vers ce qui sonne, par exemple au moment de l'entrée au Purgatoire. On l'a prévenu qu'une fois la porte franchie il ne pourrait plus regarder en arrière, sous peine d'expulsion. Il avance donc, et :
"Je compris au son qu'elle était refermée
et si j'avais tourné les yeux vers elle,
quelle aurait été l'excuse à mon erreur ?"
("Purgatoire", X, 4 à 6)
Mais le plus formidable, c'est comme Dante nous parle de ces moments dans lesquels un sujet vivant se tait pour en laisser parler un autre. Il arrive en effet à beaucoup des entités rencontrées aux différents étages du Paradis de cesser leur chant éternel pour se mettre à l'écoute du visiteur humain, et laisser place à la voix de ce dernier :
"Comment seraient-elles sourdes à de justes prières
ces substances qui pour me donner désir
de les prier, se turent de concert ?"
("Paradis", XV, 7 à 9)
Encore une fois un silence collectif et vibrant, différent du silence individuel, et plein d'invite.
Ecoute et parole, silence et bruit : tout ici est présent dans une perspective de vie et de progression. Se taire ou prendre la parole, pour Dante, n'est jamais une posture passive ou mécanique, adoptée par pur conformisme ou réflexe de comportement. Jusqu'au mutisme chez lui est actif, et c'est le sens de ces feux divins, âmes des Bienheureux, que l'on voit s'arrêter tacite, ascoltando, et qui, dans cette pose d'immobilité et de silence, sont saisis et comme photographiés par le poète au maximum du dynamisme désirant de l'être humain.
texte issu de : Michel Chion, Le promeneur écoutant, Essais d'Acoulogie, Paris, éditions Plume, 1993, pp. 179-183.
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