Marco Pallis, Métaphysique de la polyphonie musicale


La possibilité de produire de la musique comportant plusieurs parties mélodiques se déroulant concurremment en relation réciproque étroite mais sans cesse changeante fut une découverte du génie artistique européen et, pourrait-on ajouter, du génie chrétien occidental dont cette forme de musique reflète l'esprit de façon caractéristique. La modulation harmonique, qui est l'autre face de la polyphonie, a, depuis des siècles, mis à la disposition des compositeurs un moyen de grande puissance émotive qui, appliqué aux usages liturgiques, leur a permis de répondre de la façon la plus efficace aux états d'âme de la dévotion chrétienne tels que les suggèrent les textes scripturaires et autres ; la joie ou la tristesse repentante, la jubilation ou la résignation, l'espérance pieuse ou les profondes intuitions du recueillement mystique, tout cela a trouvé les moyens de remuer les coeurs des fidèles dans l'ambiance tonale créée par le style polyphonique. On peut ici parler sans exagération d'une théologie sonore grâce à laquelle les vérités de la religion chrétienne peuvent être directement communiquées à l'intelligence de ceux qui savent comment écouter, qu'il s'agisse de simples croyants ou de gens plus instruits. C'est une dimension de la connaissance ne dépendant que faiblement de la présence ou de l'absence de savoir acquis.

Tout ceci est adapté aux tendances théologiques et dévotionnelles occidentales ; la fonction d'une polyphonie sacrée fut, au temps de son apogée, de compléter la monodie grégorienne tout en tirant de celle-ci une grande partie de son matériel thématique. De cette façon fut maintenue comme elle le devait la primauté du plain-chant en tant que forme traditionnelle de la musique vocale de l'Eglise et telle demeura durant de longs siècles la relation normale entre les deux formes musicales. La situation était encore la même lorsque les pères du concile de Trente se donnèrent pour tâche de réviser les dispositions existantes du culte catholique ; elle n'avait toujours pas changé du moins en principe, même si la pratique y correspondait beaucoup moins, lorsque le pape Pie X promulgua au début de ce siècle son décret sur la musique d'Eglise.

Etant donné que l'Eglise médiévale avait initialement accepté la polyphonie, sa prédominance définitive ne pouvait manquer de s'ensuivre ; toutes les branches de la musique, qu'elles soient classifiées comme sacrées ou profanes, vocales ou instrumentales, s'y conformèrent, conduisant bientôt à une situation où la musique non harmonisée a été ressentie comme une anomalie par la moyenne des auditeurs européens. Quels que soient les jugements de valeur que l'on puisse poter sur les résultats finals de cette grande innovation, il y a toujours lieu de se demander quelles sont les raisons d'une évolution de cette envergure si manifestement opposée à ce qui est d'usage courant dans le reste de l'humanité ; si les peuples d'Europe occidentale d'il y a quelque mille ans furent amenés à adopter une manière si originale de faire la musique, qu'est-ce qui les y a poussés ? Pareille rupture d'avec les normes généralement acceptées qui, partout ailleurs, sont restées liées à la monodie avec ou sans variations d'un genre plus ou moins élaboré, et les résultats spectaculaires qui ont découlé de cette rupture ne peuvent pas être expliqués comme s'il s'agissait d'un accident historique ; ils doivent être issus de quelques profondes perceptions métaphysiques dont la polyphonie est devenue le mode d'expression naturel. Le présent chapitre se propose d'attirer l'attention sur ces perceptions.

Si la musique consistant en différentes parties destinées à être entendues simultanément est devenue depuis longtemps un élément constitutif de l'art sonore occidental, notre époque a été témoin d'un vaste regain d'intérêt pour les périodes où la composition contrapuntique, science spéciale des effets réciproques du jeu des voix, fut portée à sa plus haute perfection, soit les XVe, XVIe et XVIIe siècles. Partout où cette musique est jouée, salles de concert ou églises, la jeunesse vient grossir les auditoires ; mieux encore, de toutes parts se forment des groupes dont le plaisir est de se réunir dans la maison de l'un ou l'autre de ses membres afin d'y mener un dialogue musical sous cette forme. Ce besoin de faire revivre un art ancien, pour lequel nos parents et grands-parents, dont les goûts musicaux s'exprimaient dans des voies bien différentes, n'avaient pas d'intérêt particulier, s'est accompagné d'un effort d'authenticité ; toutes les informations pouvant être obtenues par des recherches assidues et imaginatives ont été soigneusement collationnées - alors que l'idée d'essayer d'exécuter cette musique ancienne dans un style quasi-moderne avec utilisation d'instruments modernisés est devenue tabou pour la génération actuelle d'enthousiastes de la musique, à quelques exceptions près. Cette bataille, dont le grand protagoniste fut mon propre maître Arnold Dolmetsch, a été virtuellement gagnée, bien qu'une investigation détaillée de toutes les sources susceptibles de fournir des témoignages se poursuive sans désemparer à mesure que de nouveaux exemples de musique perdue sont mis en lumière, certaines d'entre eux remontant au temps où la cathédrale de Notre-Dame de Paris était encore en construction. Les opinions qu'Arnold Dolmetsch avaient exprimées avec une véhémence extrême vis-)-vis des préjugés de l'époque s'entendent maintenant couramment dans la bouche de jeunes, professionnels comme amateurs, dites sur un ton objectif montrant combien révolus sont les luttes de l'âge des pionniers.

Il convient de relever que le principe généralement accepté désormais, selon lequel chaque genre de musique exige sa propre technique caractéristique, et peut donc exclure des procédés techniques appartenant à d'autres genres musicaux, traduit en soi un éveil instinctif à une vérité de portée universelle, à laquelle le Bouddhisme du Mahayana a donné une expression concrète dans son enseignement sur l'association indissoluble de la Sagesse et de la Méthode, lequel est valable aussi bien pour l'art musical que pour d'autres domaines. Le style, de même que le contenu de toute composition ressortissant à ce style, représente l'aspect sagesse d'un genre musical donné ; tout ce qui se range sous la rubrique des techniques, y compris l'instrumentation que celles-ci font intervenir, représente la méthode. Ces deux éléments sont inséparables, ils se complètent et s'interpénètrent à tout bout de champ. Arnold Dolmetsch ne manquait jamais d'inculquer ce principe à ses élèves lorsqu'il enseignait tant par l'exemple que par la nature de ses critiques. Ayant été son élève, je puis dire, avec reconnaissance, que cette expérience de l'enseignement donné par un sage de la musique ouvrit mes yeux sur de nombreuses choses qui m'auraient échappé sans cela ; plus tard, lorsque vint mon tour d'enseigner, je continuai à baser mes méthodes sur ce que le grand homme m'avait d'abord montré.

Toutes ces circonstances ont évidemment signifié un grand changement dans la sensibilité musicale ; ce n'est pas seulement le goût de l'auditeur qui a été affecté, mais, ce qui est plus important, toute sa manière d'écouter. Alors que la génération précédente avait surtout admiré les oeuvres de longue durée dont la texture est souvent comparativement mince, celle de maintenant a de nouveau appris à écouter en profondeur ; un chef-d'oeuvre contrapuntique ne durant pas plus de cinq minutes retient son attention d'une façon propre à lui laisser le sentiment d'avoir participé à une grande expérience musicale, et elle ne demande rien de plus. Tant pour les exécutants que pour les auditeurs, l'échelle des valeurs musicales a radicalement changé. 

Un fait que, jusqu'à présent, seuls quelques observateurs ont relevé qu'il n'existe aucun précédent historique connu à une tentative de ressusciter le passé musical d'une aussi grande ampleur que nous la constatons actuellement dans toute l'Europe et même jusqu'en Amérique et en Australie ; il revenait au XXe siècle de penser et de sentir de cette manière. D'autres âges ont été satisfaits de ce que la musique de leur temps, additionnée de quelque matériel résiduel de date relativement récente, était capable de leur offrir ; tout ce qu'il y avait eu auparavant, y compris les plus grands chefs-d'oeuvre, n'avait guère la possibilité que de simplement tomber en désuétude plus ou moins vite. C'était un gaspillage choquant, serait-on enclin à dire, et pourtant telle était était la manière dont les auteurs de ces chefs-d'oeuvre s'attendaient s'attendaient à voir leurs compositions traitées lorsque serait venu le tour de leurs successeurs de prendre la relève. Il faut reconnaître qu'il y a un certain air de désintéressement dans cette attitude. Il s'agit ici principalement de musique européenne ou l'idée de création individuelle occupe depuis l'avènement de la polyphonie une place de plus en plus dominante dans l'appréciation esthétique des gens.Dans les pays où les arts continuent à se pratiquer sur une base strictement traditionnelle, de telles considérations ne seront guère valables que dans un sens très limité. Le culte conscient de l'originalité, dont l'homme de génie est l'agent accrédité, a été énormément accentué dans la mentalité européenne à partir de la Renaissance ; dans d'autres traditions le génie a pu s'imposer à l'occasion, mais cette conception n'est pas devenue obsessionnelle comme elle a fini par l'être en Occident.

La vaste entreprise que représente l'actuelle renaissance de types antérieurs de musique apparaît par conséquent un peu comme un paradoxe ; on pourrait certes ses demander pur quelle cause les gens d'une époque nourrie (ou plutôt affamée) par l'idéologie de "progrès" désirent rentrer en possession de toute cette musique d'autrefois au prix de tant d'efforts et en donnant tout à fait l'impression qu'il s'agit de satisfaire un besoin urgent. Que perçoivent-ils dans cette musique qu'ils ne peuvent pas obtenir par d'autres moyens ? Plus important encore, que peut-on vraiment y trouver ? Telle est la question essentielle.

Tous les signes visibles autour de nous permettent de deviner sans risque d'erreur que derrière tout ce mouvement se trouve une tentative inavouée de remplir le vide spirituel laissé en Occident par la désertion du Christianisme ; le fait que cette musique, comme on l'a relevé au début, fut une création chrétienne caractéristique - aucune autre tradition n'y a part - rend d'autant plus vraisemblable l'explication selon laquelle ceux qui se sentent si fortement attirés dans cette direction répondent, même à leur insu, à un instinct de retour au foyer. Voilà qui nous ramène à ce qui est essentiellement une question métaphysique ; quel est le message tissé dans la substance même de cette musique ? Plus particulièrement, qu'est-ce que la polyphonie musicale, cette création unique de l'Occident chrétien, a le pouvoir de communiquer aux âmes et aux coeurs des humains ?


Comme tout art authentique, la musique offre une image de l'Univers au niveau des "Petits Mystères" ; lorsqu'elle est pratiquée en gardant cette vérité présente à l'esprit, elle servira de support de contemplation et la joie qu'elle suscite en plus sera regardée comme un reflet de la Béatitude divine. 

La quiddité de Dieu, inexprimable et non manifestable en Soi, correspond, dans notre expérience humaine, au vide ou au silence. Quand le silence est affirmé, alors le son prend naissance : "Au commencement était le verbe." La musique sort du silence et c'est au silence qu'elle retourne au moment de son achèvement. L'affirmation première de cette vérité se reconnaît dans la tonique, qu'elle soit effectivement perçue ou implicite dans ce qui est entendu au début ; la tonique demeure, d'un bout à l'autre de tout morceau de musique, comme un rappel de l'Unité, de laquelle tout ce qui est manifesté ou développé tire son existence ; la tonique représente en quelque sorte le germe de la création, elle n'est jamais absente en fait, comme cause efficiente, de tous les effets auxquels elle donnera ensuite naissance. Ces effets sont tous contenus dans la cause première, de même que cette cause est communiquée à travers chacun de ses effets, cause et effets étant inséparables en fait ; le prototype de ce rapport est l'Intellect divin dans lequel tout ce que Dieu "a créé" ou "créera" demeure dans un état de présence permanente que les choses et les êtres, dans le cour de leur devenir successif, violent et révèlent tout à la fois.

Que se produit-il effectivement dans l'univers créé que nous voyons autour de nous et dans lequel nous sommes engagés ? Cet univers est caractérisé par la triple fatalité du changement, de la rivalité et de l'impermanence ; parler d'un monde (n'importe quel monde) revient à parler de contraste ou d'opposition, car la distinction d'un être par rapport à un autre impose inévitablement cette condition ; "un monde" est toujours un jeu de noir et de blanc avec toutes les ombres intermédiaires de gris ou, si l'on peut dire, tout le chatoiement changeant du spectre. Dès lors que se produit-il exactement lorsque deux êtres ou davantage évoluent dans le même monde ? Ces êtres peuvent, soit converger, soit diverger, ou, dans un court espace, se mouvoir parallèlement (ou presque, puisque deux trajectoires absolument parallèles ne représentent pas une possibilité) l'un par rapport à l'autre, et cela fait que les êtres en question entrent parfois en contact et même en collision. Qu'arrive-t-il alors ? Dans la mesure où un être est emporté avec une force plus grande qu'un autre, ce dernier sera poussé et dévié de sa course jusqu'à ce qu'il soit libre de suivre de nouveau sa propre direction ; il continuera dans cette direction jusqu'à ce qu'une fois encore il se heurte à une quelconque opposition - peut-être que maintenant son propre élan se révélera le plus fort et ce sera l'autre être qui à son tour sera dévié, et ainsi de suite indéfiniment.

Que cette représentation suggère-t-elle, sinon un contrepoint qui, par sa continuelle interaction de tensions et de détentes, exprime cette unité d'où ont été produits tous leurs éléments constitutifs et que tous, consciemment ou inconsciemment, essaient à perpétuité de regagner ? Le parallèle musical saute aux yeux et c'est cela, en fait, qui confère à la musique contrapuntique son étrange pouvoir de remuer l'âme. La rigueur du principe contrapuntique régissant la musique des XVe, XVIe et XVIIe siècles en Europe occidentale explique aisément l'effet énorme produit par ce genre de musique sur les exécutants et, à un degré légèrement moindre, sur les auditeurs extérieurs.

Par exemple, dans une fantaisie pour violes ou dans la musique d'église de cette époque, qu'est-ce qui se passe de façon typique ? Le silence est affirmé (donc aussi rompu) par l'énonciation initiale d'un thème appelant, de la part d'un autre exécutant, soit agrément (c'est-à-dire répétition du thème dans le ton original ou dans un ton apparenté), soit contraste (c'est-à-dire réponse sous la forme d'un autre sujet) ; mais cette relation elle-même, dans la mesure où elle introduit une dualité, mène à une collision à un point ou à un autre ; la partie la plus forte pousse la plus faible en dehors de sa course jusqu'à ce que le sens d'opposition (c'est-à-dire que revient une "discorde") ait disparu, mais seulement pour donner naissance à une opposition selon que les parties en question se heurtent à de nouveaux points de résistance en essayant de traverser le chemin d'une ou de plusieurs autres parties. La recherche de la liberté se poursuit aussi longtemps que continue ce processus ; chaque relation concordante représente une liberté relative et provisoire avec son degré correspondant de réconfort, mais aussi longtemps qu'existe un processus de changement, aucune situation n ne saurait demeurer longtemps confortable ; des oppositions continueront à surgir, avec un besoin conséquent de les résoudre : seule un retour à l'unité originelle, dont la mémoire caché constitue un stimulant pour l'accomplissement de ce retour, permet finalement de retrouver la paix.

De même que dans le monde on trouve des pentes à gravir et d'autres à descendre, les unes imposant un effort supplémentaire et les autres permettant de le relâcher, nous trouverons dans notre schéma contrapuntique que l'action réciproque des parties a pour effet d'imposer de temps à autre un effort accru de perception par l'oreille comme un crescendo, et vice versa ; cette impulsion croissante commencera toujours en une partie déterminée et n'est jamais causée par un désir arbitraire ("hérétique") de jouer plus fort. Dans la musique contrapuntique, les crescendi et diminuendi sont toujours expression de la logique musicale et non de quelque motif individualiste ou sentimental de la part des exécutants. Il est toujours possible de déterminer exactement dans quelle partie et pourquoi une augmentation ou une diminution du son est nécessaire, appelant à son tour une réponse correspondante des autres parties, jusqu'à ce qu'il en résulte un apogée collectif durant tant que la logique musicale ne commence pas à renverser la tendance vers plus ou moins de son. La discipline de la musique contrapuntique consiste à tenir compte des signes indiquant ce qu'il faut modifier à un moment donné, sinon on continue sans autre. Ce genre de musique - c'est le secret de sa qualité - est à mi-chemin entre une science et un art : art sine scientia nihil. En enseignant cette musique, on devrait dès le début habituer l'élève à voir et à sentir de cette manière ; la vision juste s'apprend par des exemples concrets - la théorie et la pratique ne cessent d'avancer de pair, mais il faut du temps jusqu'à ce que l'on se trouve, comme maintenant, dans la situation de récapituler son expérience dans une synthèse cohérente. 

Pareillement, ce contrepoint que nous appelons "vie" est recherche d'une unité qui, par-delà les vicissitudes de l'existence, est pressentie comme un éternel présent : ce n'est que par un retour à notre tonique existentielle que nous retrouverons la paix. Il peut y avoir des repos ou des haltes temporaires ; en fait chaque cadence fournit à sa manière une micro-image de tout le processus qui résout l'opposition dualiste en unité. Chaque note comprise dans une cadence exige une accentuation différente ; certaines notes doivent être abordées en douceur, d'autres de façon séparée, alors que d'autres encore doivent être grossies et certaines diminuées. Pour un groupe d'instrumentistes ou de chanteurs, constituer une cadence de la façon vraiment juste est déjà un exercice collectif d'unité, un lointain avant-goût d'une béatitude perdue.   

En termes d'arts plus statiques , Dieu a souvent été désigné comme "le grand Architecte e l'Univers" par rapport à l'art essentiellement dynamique qu'est la musique, Il pourrait être appelé de façon également appropriée "le grand Contrapuntiste de l'Univers" puisque la création, expression de l' "être" à travers le "devenir", implique aussi un Nom divin qui lui corresponde comme celui-ci.

Une énonciation plus succincte de la même idée pourrait être la suivante : le contrepoint, qu'il soit musical, ou existentiel, affirme et illustres la présence immuable de l'unité à travers toutes les vicissitudes de la multiplicité de même que la réduction des oppositions résultant du processus de changement dans cette unité où le processus lui-même reprend perpétuellement naissance. Tel est le mystère de l'existence (ou de la création) que le contrepoint sert à révéler par les sons. De là aussi vient le bénéfice que, sous de nombreux rapports, il offre, lorsqu'il est intelligemment exécuté, à ceux "qui ont oreilles pour entendre".


texte issu de : Marco Pallis, Lumières Bouddhiques, Paris, Fayard, 1983, pp. 209-220. 




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