H.I. Marrou, La musique des Troubadours



Ces poètes ont été aussi des musiciens ; il faut bien le dire, puisqu'on l'a souvent oublié : j'admire la tranquille conscience de ces graves érudits qui ont consacré des années, de gros volumes, à la poésie lyrique des troubadours sans accorder d'attention à leur musique, comme si l'incompétence était une excuse (on pense à ces vieux moines, qui nous ont recopié les classiques latins en omettant, tout simplement, les citations grecques : Graecum est non legitur) ! Oui, cette poésie est "lyrique", au sens plénier : faite pour être chanter, avec accompagnement d'instruments - et non pas seulement pour être écrite, imprimée, lue, tout au  plus récitée, comme l'usage s'en est établi chez nous depuis Malherbe (quel symbole de la décoration classique, de l'ascèse puritaine qu'a été le classicisme).

L'art des troubadours se développe sur ces deux plans conjoints, paroles et mélodie, motz e son : "Bernard de Ventadour, nous disent ses biographes, sut bien chanter et trouver... Il était habile à trouver belles paroles et gaies mélodies", aveia sotilessa et art de trobar bos motz e gais sons. Si, des deux éléments, l'un devait primer l'autre, ce serait plutôt la musique, puisqu'on nous rapporte, de tel ou tel, Geoffroy Rudel ou Albert de Sisteron, que leurs chansons furent célèbres par la baeuté de leurs airs, bien que leurs vers n'eussent que peu de valeur, chansons que agron bons sons e motz de pauca valensa.

De l'intérêt, de l'importance que le public médiéval attachait à cette musique témoignent assez nos manuscrits : ainsi le chansonnier W, l'admirable "chansonnier du Roi", copié dans les années 1254-1270 pour le frère de Saint Louis, Charles d'Anjou, comte de Provence et fondateur de la dynastie des rois angevins de Naples, un prince de langue française (les vers occitans y sont traduits, ou plutôt transcrits, presque mot pour mot, dans une langue artificielle qui s'efforce d'être du français) ; quoique mutilé, il conserve quarante-deux mélodies de troubadours ; pour dix-neuf d'entre elles, le copiste, sans doute fatigué, n'a transcrit, sous le chant noté, que les paroles du premier couplet : ce qui prouve bien que c'est avant tout comme oeuvre musicale que la chanson l'intéressait.

Certaines de ces pièces avaient à cette date plus d'un siècle d'existence. On connaît des mélodies qui ont été célèbres pendant plus de temps encore : un mystère de la seconde moitié du XIVe siècle, le Jeu de sainte Agnès utilisé encore (sans oublier leur origine, puisqu'ils sont désignés par leur "timbre") deux airs classiques, celui de l'alba : Reis Glorio de Guiraud de Bourneil (avant 1220), celui du Congé déjà cité de Guillaume IX : Pos de chantar m'es prestalenz Farai un vers... (av. 1127).

Leur diffusion dans l'espace n'a pas été moindre : des recherches récentes ont montré, par exemple, que certaines mélodies de Bernard de Ventadour, de Pierre Vidal ou Fouquet de Marseille, avaient été réutilisées par les Minnesänger Friedrich von Hausen et Rudolf von Fenis-Neuchâtel ; la célèbre chanson de croisade de Volgelweide reproduit, avec quelques simplifications l'admirable Lanquan li jorn de G. Rudel. On voit de quel respect étaient entourées ces œuvres délicates et fragiles, qu'une notation au surplus, comme on va voir, imparfaite, rendait pourtant bien difficiles à conserver et à transmettre. 

Nous possédons deux cent soixante-quatre mélodies de troubadours, soit pour un dixième environ des poésies conservées, ce qui peut paraître assez peu, surtout comparées aux quelque deux mille qui nous restent des trouvères du Nord, mais il s'agit d'une anthologie de chefs-d'oeuvre, sélectionnés par une longue tradition. Chose curieuse, les airs que nous retrouvons dans nos manuscrits sont ceux-là mêmes que nous souhaitions posséder. D'un seul troubadour nous possédons la masse respectable de dix-huit mélodies, et c'est du grand Bernard de Ventadour. Parmi elles, une seule est attestée par quatre manuscrits (l'un d'ailleurs la montre reprise pour une chanson française : comme les Minnesänger, les trouvères savaient pratiquer l'emprunt) et c'est la fameuse pièce Quan vei la lauzeta mover Sas alas, le chef d'oeuvre incontesté de la lyrique occitane, déjà aussi célèbre dans la France du XIIIe siècle qu'elle l'est parmi nous, puisqu'on la voit citée dans Guillaume de Dole et dans le Roman de la Violette, où Gérars chante pour Aiglentine "cest son poitevin : Quand voi la loëte moder..."

De la comtesse de Die, la plus célèbre des trobairitz ou poétesses, nous n'avons conservé qu'une mélodie (grâce, encore au bon goût de Charles d'Anjou), mais c'est l'admirable A chantar m'er, qui contient quelques-uns des plus beaux vers de la langue provençale et ces beaux cris d'amour dédaigné qui font de la comtesse l'égale d'une Louise Labbé ou d'une Marceline : 


A chantar m'er de so qu'eu no volria,
Tant me rancur de lui cui sui amia ;
Car eu l'am mais que nuilla ren que sia.
Vas lui no'm val merces ni cortezia,
Ni ma beltatz, ni mos pretz, ni mos sens ;
C'atressi'm sui enganad' e trahia
Com degr'esser, s'eu fos dezavinens


Je dois chanter de ce que ne voudrais,
tant ai rancœur de lui dont suis l'amie :
moi, je l'aime plus que nulle chose au monde ;
vers lui ne me vaut pitié ni courtoisie,
ni ma beauté, ni mon prix, ni mon sens :
tout ainsi je me vois trompée et trahie,
comme je devrais l'être si j'étais laide à voir. 


Et plus loin :

E membre vos cals fo'l comensamens
De nostr'amor ! Ja Damnedeus non voilla
Qu'en ma colpa sia'l departimens !...

Souviens-toi quel fut le commencement
de notre amour. Qu'au seigneur Dieu ne plaise
que de ma faute vienne l'affreux dénouement !


C'una non sai, loinhdana ni vezina,
Si vol amar, vas vos ne si'aclina.
Mas vos, amics, etz ben tant conoissens, 
Que ben devetz conoisser la plus fina, -
E membre vos de nostres partimens !

Je ne sais pas de femme, lointaine ou voisine,
voulant aimer, qui vers vous ne s'incline, 
mais vous, ami, êtes si connaisseur
que bien devez connaître la plus fine, -
et souviens-toi ce que fut notre adieu !



Au lecteur de la sorte alléché, il faut bien avouer maintenant que si la musique des troubadours n'est pas tout à fait pour nous un livre scellé, c'est un livre qui n'est qu'à peine entr'ouvert et qu'un petit nombre parmi les doctes peut se flatter de savoir déchiffrer. J'ai scrupule ici à dévoiler les difficultés au milieu desquelles se débattent les techniciens : la lyrique médiévale n'est pas seule à être un trobar clus, notre érudition scientifique en est un autre ! Ces difficultés proviennent de l'insuffisance du système de notation employé : à part quelques rarissimes exceptions (quelques additions d'une main plus récente, par exemple, dans le chansonnier W), nos mélodies n'ont pas été transcrites dans la notation mesurée, susceptible d'une interprétation rythmique rigoureuse qui, élaborée au cours du XIIIe siècle, deviendra d'un usage général à la fin du Moyen Age. Les manuscrits de troubadours n'utilisent normalement que les "notes carrées", les mêmes qui servent pour le chant grégorien (et l'on sait que la restauration de celui-ci pose aussi bien des problèmes) : indiquant avec assez de précision la hauteur des sons, ces neumes nous laissent dans la plus complète incertitude en ce qui concerne les durées. 

Rétablir celles-ci constitue un problème délicat : aucun des systèmes proposés pour le résoudre ne donne absolument satisfaction, même celui des "modes rythmiques" que F. Ludwig et P. Aubry avaient dégagé des théoriciens de la fin de XIIIe siècle, Jean de Garlande ou Jean de Grouchy, et dont J. Beck s'est fait le plus actif propagandiste. Peut-être est-ce seulement parce qu'on l'a d'abord appliqué de façon beaucoup trop rigide ? Ces dernières années, d'autres systèmes ont été proposés, venant d'Italie, d'Allemagne, et même d'Argentine, sans réussir, semble-t-il, à s'imposer. Peut-être faudrait-il pouvoir distinguer différentes époques non seulement dans l'histoire de l'écriture musicale, mais aussi et d'abord dans le style même de nos troubadours qui ont pu pratiquer successivement, et parfois concurremment, différents systèmes rythmiques. En attendant, c'est peut-être encore la théorie modale, quelque peu assouplie et nuancée, qui reste la moins aventureuse.

A y regarder de près, on se rend compte que nos musicologues souffrent moins de l'incertitude des principes que chacun pose à la base de son système que de la peine qu'ils ont à conduire jusqu'au bout l'application de ses principes. Le point le plus délicat est l'interprétation des "ligatures", groupes de notes à chanter sur la même syllabe et doués d'une certaine unité. Cependant l'amateur patient, qui ne se laisse pas rebuter dès le premier essai, s'il applique successivement à un texte donné les différentes solutions possibles, ne tarde pas à s'apercevoir qu'elles convergent en somme vers un même effet expressif : pratiquement, quelles que soient leurs divergences matérielles dans le détail de la transcription, tous les spécialistes en arrivent à conseiller un même style d'interprétation.

Tous nous disent en présence du caractère souvent très orné de la ligne mélodique qu'il faut renoncer à y introduire un rythme rigoureux, métronomique, tel que celui de notre solfège classique, avec ses barres de mesure et d'alternance rigide des temps forts et des temps faibles : il convient de donner à ces mélodies un mouvement souple et fluide, en tempo rubato.

Deux caractères frappent d'emblée l'amateur d'aujourd'hui et définissent l'originalité des troubadours non seulement par rapport à notre musique moderne, mais déjà en face de celle de leurs contemporains ou successeurs immédiats, les trouvères de la France du Nord. On trouve fréquemment chez ces derniers des mélodies d'une allure franche et simple, au rythme iambique régulier (le 6/8 cher à notre folklore) et, pour tout dire, d'un style déjà "populaire". On sait qu'à leur sujet se pose déjà l'inextricable problème : où est l'imitation, la source ou le pastiche ? Ces airs de trouvères sont si proches de notre chanson populaire qu'on voudrait savoir si elles en sont l'origine, ou déjà un reflet. La chose a été souvent discutée à propos, par exemple, des mélodies du Jeu de Robin et Marion ; elle se pose à tout instant : ainsi, l'"air populaire" sur lequel le poète paysan Charloun Rieu a composé l'Amourouso dou Bouscatié, air qui en effet appartient bien au répertoire de notre folklore (on le signale dans des chansons de quête pour le Nouvel An, en Bretagne et ailleurs), a pour auteur, ou du moins pour premier témoin, le plus aristocratique des trouvères, Thibaut de Champagne, roi de Navarre:


L'autrier par la matinée, 
Entre un bois et un vergier

En règle générale, chez nos troubadours, rien de tel. L'exception étant représentée, par exemple, par la pastourelle de Marcabrun,le premier exemple connu d'un genre promis à une longue fortune, pièce où visiblement le poète a cherché à "faire peuple", pour le plus grand plaisir de son auditoire raffiné, et cela par le style de sa mélodie autant que par le ton de ce dialogue avec une bergère :


L'autrier jost'una sebissa
Trobei pastora metissa,
De joi e de sen massissa ;
Si cum filha de vilana,
CAp'e gonel' e pelissa,
Vest e camiza treslissa,
Sotlars e caussas de lana...

L'autr'hier, le long d'une haie, 
Trouvai pastoure metisse,
De joie et bon sens massive ;
En fille de vilaine,
Cape, gonelle et pelisse,
Portait, et chemise en tricot,
Gros souliers et chausses de laine...


De nos deux caractères le premier, qui a été souvent observé, est le ton hiératique de nos mélodies, dont la tonalité, le style, disons de façon générale l'atmosphère, manifestent une parenté étroite avec le chant liturgique, ou semi-liturgique (celui des tropes ou versus) de l'Eglise latine. Ces traits qu'on relève de génération en génération, de Guillaume IX à Guiraud Riquier, sont particulièrement saillants chez les premiers troubadours : Jacques Chailley a pu mettre en parallèle les mélodies conservées, de Guillaume IX ou de Marcabrun, avec celles de tel ou tel des versus religieux qu'il a recueillis dans les manuscrits provenant de Saint-Martial de Limoges. Beaucoup de mélodies, dans l'ensemble de style récitatif, sont introduites par un saut de quinte, trait bien grégorien (il marque nettement le mode). Des souvenirs du répertoire liturgique se retrouvent encore chez les maîtres de la période classique : J. Beck a noté que, dans Quan vei la lauzeta mover..., Bernard de Ventadour a utilisé des motifs tirés de l'office de Beata Maria, à commencer, au premier vers, par le Kyrie eleison.

Le second caractère set la fréquente luxuriance de la ligne mélodique. Celle-ci cesse assez vie d'être syllabique pour se fleuri, notamment la rime, de mille ornements sinueux : ce ne sont que mélismes, paquets de notes d'agrément, ports de voix, appogiatures expressives, gruppetti, traits et dessins variés, qui évoquent à première vue les cadences ornées de nos points d'orgue. Voyez par exemple, tel que le donne le chansonnier X le début d'une chanson de Pierre d'Auvergne qui fut saluée en son temps comme un chef-d'oeuvre (les meillors sons de vers que anc fosson fachs) :

De josta'ls breus jorns e'ls loncs sers,
Quan la blanc' aura brunezis...

Par les jours brefs et les longues soirées, 
quand l'air clair s'embrunit...


On réalise que dans ces conditions, il ne peut être question d'un rythme strict ; que dis-je ! ce glissando s'attaque même aux rapports de hauteur entre les sons : le théoricien Jean de Grouchy nous avertit qu'il n'est pas question d'astreindre ces mélodies profanes à des intervalles de tons et de demi-tons rigoureusement calibrés... Il est difficile de proposer au lecteur des rapprochements significatifs avec notre musique moderne : je ne citerai que pour mémoire le pastiche, amusant, sans plus, auquel s'est essayé G. Migot dans son Hommage à Thibaut de Champagne (Cinq monodies sur des poèmes de Tristan Klingsor, 1924) ; on pourra penser au iubilus des versets alléluiatiques du chant grégorien, ou mieux peut-être à certaines formes du folklore méditerranéen, aux chants de bergers en Sardaigne, ou à ces complaintes siciliennes chères à Lanza del Vasto.

Mélisme complexe, lent, sinueux, tel est l'art des troubadours, un art raffiné, savant élaboré, d'une hautaine insolence. Leur musique est celle qu'on pouvait supposer, connaissant leurs vers, chez les maîtres du trobar clus. Il serait naïf d'imaginer que cette musique monodique est pas cela même réduite à des moyens pauvres, élémentaires. Nous ne savons plus ce qu'est une mélodie. Le mot n'évoque plus aujourd'hui que le souvenir des banalités de l'opéra romantique, cette misère : pour mesurer jusqu'où l'idéal de la musique avait pu s'abaisser chez nos pères, jusqu'à n'être plus que le petit choc nerveux au contact du velouté sensuel de la voix, il faut relire la Vie de Rossini, de Stendhal, ou mieux encore Massimilla Doni, ce livre singulier où l'organe sonore de Balzac amplifie l'erreur de son temps jusqu'aux proportions d'une caricature gigantesque.

En réalité, c'est l'harmonie qui est le moyen facile. En se refusant à ces grands jeux, réduit comme il était à une seule ligne sans épaisseur dont les inflexions mille fois recourbées doivent suffire à tout - la sculpture en fil de fer à laquelle s'était un moment amusé le vieux Cocteau -, le musicien médiéval s'imposait la tâche la plus haute. Comme le montrent, parallèlement aux mélodies ds troubadours, les quelques témoins qui nous restent de la mélopée antique, la monodie, qui doit se suffire à elle-même, en arrive très vite à un haut degré d'élaboration, de complexité, de richesse secrète. Le musicien s'acharne sur ce fil frémissant qui doit sous sa main s'apprêter, se compliquer, je veux dire s'entrebescar (le lecteur, désormais affranchi, tolérera ce mot).

Cette musique excuse d'ailleurs, notons-le en passant, ce qu'on pourrait trouver d'excessif, d'artificiel au style "fermé", au style "riche" des troubadours qui - aussi longtemps qu'on ne fait que lire, paraît sec à force de tension ; mais lorsqu'on écoute la mélodie, qui déroule peu à peu ses volutes ruisselantes, on sent la chanso distiller goutte à goutte ses vers chargés de sens, avec ses mots rares, ses constructions brisées, l'extraordinaire densité de son style. Qui pourrait supporter, s'ils n'étaient chantés, des vers comme ceux-ci (d'Arnaud Daniel, bien sûr) :


Qu'ades, sens lieis, dic a lieis cochos motz,

Pois quan la vei non sai, tant l'ai, que dire.



Toujours, elle absente, je lui dis d'ardentes paroles, - 

puis, quand je la vois, je ne sais que -, tant j'ai à-, lui dire.


Ou encore, et toujours du même :


Car orars ni jocs ni viula

No'm pot de leis un travers jonc
Partir... C'ai dig ? Dieus, tu'm somertz
O'm peris el peleagre !



Car Prière, ni Jeu, ni Viole - ne peuvent d'elle,

d'un travers de jonc - me séparer... Qu'ai-je dit ?
(le poète craint de violer le secret) : que Dieu
me submerge, ou m'abîme


C'est en essayant de ranimer le lent déroulement de ces vieilles mélodies que le moderne ressentira le plus vivement le sérieux, l'intériorité profonde de cet art des troubadours. C'est par la musique, me semble-t-il qu'on surprendra le plus sûrement le secret de cet art : par son mélange déroutant d'austérité et de fraîcheur sensible, de hiératisme et de virtuosité, ce style mélodique nous révèle peu à peu la complexité de cet art abrupt qui exige au départ de l'auditeur un tel effort d'attention, de tension intérieure. La musique achève de donner à ces chansons le caractère d'une oeuvre de ferveur, comme enveloppée d'une auréole mystique. Ces hymnes solennelles se prétendent des chansons d'amour et il est bien vrai que chacune d'elles a été composé pour telle Dame (les jongleurs prétendaient savoir et nos érudits s'efforcent de vérifier qui, précisément, ont voulu désigner les poètes par ces pseudonymes mystérieux, ou senhals, dont ils se servaient pour ne pas prononcer le nom de l'Aimée : ainsi chez Bernard de Ventadour, Aziman, "Magnétique", Conort, "Réconfort", Belvezer, "Belle-à-voir"). Mais la musique ne nous permet pas de nous attarder à cette chronique sentimentale ou sensuelle, à la petite histoire de ces hommes et de ces femmes : ce n'est là que tremplin de départ !

En écoutant ces chants ennoblis de tant de gravité voulue, ces chants tels qu'on les croit presque religieux (comme on verra des accents avec lesquels Guiraud de Bourneil, dans son Alba fameuse, fait prier l'ami qui veille sur la nuit des amants), on ne peut se méprendre sur la valeur extatique de cet art des troubadours, où s'incarne et s'exprime une âme recueillie, tout entière tendue vers un dépassement. Ces chansons d'amour, ruisselantes de mélismes, de chants d'oiseaux et des vents parfumés de Pâques, s'élèvent, dans un élan de l'âme rassemblée vers un Amour plus haut que les amours banales, un idéal si élevé que rien peut-être au niveau de ce monde ne pouvait - et de fait historiquement ne put longtemps - le satisfaire. Mais avant d'aborder l'analyse de cet amour, de ses richesses, de ses ambiguïtés, que le lecteur juge sur pièces : si, dans les limites de ce petit livre, il n'est pas possible de lui fournir une anthologie pleinement significative, qu'il s'arrête du moins à méditer sur ces quelques exemples.

De la première génération qui suivit celle des créateurs (qui n'est plus représentée pour nous que par les quelques pièces du comte de Poitiers), nous retiendrons une des six chansons conservées de Geoffroi Rudel. Des allusions, volontairement mystérieuses, qu'a faites le poète à un "amour lointain", amor de terra lonhdana, et de quelque vague souvenir de sa vie réelle (on sait qu'il fut croisé et se trouvait oltra mar en 1147), l'imagination romanesque des jongleurs avait tiré la fameuse légende :

Jaufres Rudels de Blaia si fo mout gentils hom e e fo princes de Blaia

"Et il s'enamoura de la comtesse de Tripoli, sans la voir, pour le bien qu'il en ouït dire aux pèlerins qui venaient d'Antioche. Et il fit sur elle maints poèmes, avec de belles mélodies et de pauvres paroles. Et par volonté d'aller la voir, il se croisa et se mit en mer. Mais la maladie le prit sur la nef et il fut conduit à Tripoli en une auberge, tenu pour mort. Et on le fit savoir à la comtesse et elle vint à lui, à son lit, et le prit entre ses bras. Il sut qu'elle était la comtesse et à l'instant recouvra l'ouïe et le sentir, et il loua Dieu pour lui avoir soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi il mourut entre ses bras. Et elle le fit ensevelir à grand honneur dans la maison du Temple. Et puis, ce même jour, elle se rendet monga, per la dolor qu'ella ac de la mort de lui."

Cette belle et déchirante histoire a été assumée, comme on sait, par la littérature européenne, de Pétrarque à Uhland, Heine, Carducci, Browning et, hélas, Rostand. Il n'est pas sûr, toutefois, que cette transposition au niveau de l'aventure rendre pleine justice à la résonance profonde de l'oeuvre originale : 


Lanquand li jorn son lonc en may
M'es bels dous chans d'auzels de lonh ;
E quan mi suy partitz de lay
Remembra'm d'un' amor de lonh :
Vau de talan embroncx e clis
Si que chans ni flors d'albespis
No'm platz plus que l'yverns gelatz.

Lorsque les jours sont longs en mai
doux m'est le chant d'oiseaux de loin ;
puis, quand me suis parti de là,
me souvient d'un amour de loin :
je vais par tel chagrin courbé
que ni chant, ni fleur d'aubépine
ne me plaît plus qu'hiver glacé.


Il faudrait tout citer : sept strophes et les trios vers d'envoi.

Passant ensuite à la grande génération, à partir des années 1150, le choix s'impose du chef-d'oeuvre annoncé de Bernard de Ventadour : 


Quan vey la lauzeta mover
De joy sas alas contra'l rai,
Que s'oblida e's laissa cazer
Per la doussor qu'al cor li vay :
Ai ! tan grans enveya m'en ve
De cui qu'eu veya jauzion !
Meravilhas ay, quar desse
Lo cor de dezirier no'm fon.

Quand je vois l'alouette mouvoir
de joie ses ailes à contrejour,
qui s'oublie et se laisse choir
pour la douceur qu'au coeur lui va :
hélas ! je sens monter l'envie
pour ceux que je vois heureux.
C'est merveille qu'à l'instant
le coeur de désir ne me fonde.



Ailas ! tant cujava saber
D'amor, et tant petit en sai !
Quar eu d'amar no'm puesc tener
Celieys don ja pro non aurai.
Tout m'a mon cor et tout m'a se
E me mezeis e tot le mon ;
E quan si'm tolc no'm laisset re
Mas dezirier e cor volon.

Ah ! tant croyais-je savoir
d'amour, et tant petit en sais !
Car d'aimer ne puis me tenir
celle dont rien n'aurai jamais.
Elle m'a ravi mon coeur et puis soi,
et moi-même et le monde entier :
m'ôtant ainsi, elle ne m'a laissé
que désir et coeur d'envie.


Des classiques de la fin du XIIe siècle, c'est évidemment le maestre dels trobadors qu'il faut citer, et de Guiraud de Bourneil, cette "aube" plus d'une fois évoquée. L'alba, qui deviendra l'aube des trouvères et le Tagelied des Minnesänger, est un genre très caractéristique de la lyrique médiévale, et d'abord occitane : elle a pour thème la séparation des amants quand arrive le jour. Jacques Chailley a noté la similitude de sa mélodie avec le conduit polyphonique Beata viscera de Pérotin, un des maîtres de l'école de Notre-Dame de Paris - pièce qui elle-même devait inspirer, plus avant dans le XIIIe siècle, deux chansons pieuses de Gautier de Coinci.


Reis glorios, verais lums e clartatz,
Deus poderos, Senher, si a vos platz,
Al meu companh siatz fizels ajuda,
Qu'eu non lo vi, pois la noitz fon venguda, -
Et ades sera l'alba !

Roi glorieux, vraie lumière et clarté,
ô Dieu puissant, s'il plaît à vous,
à mon ami soyez fidèle appui :
je ne l'ai pas vu depuis la nuit venue, -
et voici que vient l'aube !   


Enfin pour marquer à la fois la transposition finale de la poésie des troubadours sur le plan religieux et l'épanouissement de leur technique musicale, voici de dernier d'entre eux, Guiraud Riquier, "poète assez médiocre mais parfait musicien", une prière, datée de 1275 :


Jhesu Crist, filh de Dieu viu,
Que de la Verges nasques,
Senher forfaitz e repres,
Vos presc que'm detz tal cosselh
Qu'ieu sapcha bes adamar,
E falhimens azirar,
Viven al vostre plazer.

J.-C., fils du Dieu vivant, - 
qui de la Vierge naquîtes,
Seigneur outragé et trahi -, 
vous prie que me donniez tel conseil -, 
que je sache mieux aimer 
et le péché haïr, -
vivant à votre plaisir. 




Texte issu de : Henri Davenson, Les Troubadours, éditions du Seuil, collection "Le Temps qui Court", Paris, 1961.



    

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