Rainer Maria Rilke et la Musikalische Kunst


Telle fut jusqu'ici, à quelques exceptions près, ma musique ; l'autre, je la redoutais presque, à moins qu'elle ne s'élevât dans une cathédrale, droit vers Dieu, sans s'attarder auprès de moi ; - on m'a raconté en Egypte, et je le comprends, que la musique, dans l'Ancien Royaume, était (suppose-t-on) interdite ; elle ne devait être exécutée que devant le dieu, que pour lui, comme si lui seul pouvait supporter la démesure tentatrice de sa douceur, comme si elle était mortelle, à tout être inférieur. Ne l'est-elle pas, mon amie ? Savez-vous, vous, ce qu'elle est ? Et vous y êtes-vous sentie à l'aise dès l'enfance, marchant entre ses lions et ses anges, sûre qu'elle ne vous ferait rien ? Ou la musique est-elle la résurrection des morts ? Meurt-on sur son bord et s'avance-t-on en elle, rayonnant, indestructible ? Mais mon coeur a-t-il déjà la force de mourir tout entier en elle, pour en resurgir tout entier ? Voyez-vous, j'ai dû me former de l'intérieur, en cédant à la poussée aveugle du dedans, parce que toutes les voix du dehors m'ont été étrangères, hostiles, de longues années ; et quand, plus tard, des appels bienveillants m'ont atteint, tout de suite ils m'ont entraîné trop loin. Il m'arrivait d'imaginer, je m'en souviens, dans les grandes plaines, qu'on devienne un héros simplement pour avoir vu les nuages, un soir de printemps, bâtir leurs audacieuses tours à l'horizon - mais il se pouvait aussi qu'un homme pérît pour avoir surpris au passage un air de violon qui détournait sa volonté vers un destin plus dense. Quand je pense quelle réserve de puissance immédiate détenait tel ou tel fragment de musique archaïque, comme il m'est arrivé d'en entendre en Italie ou en Espagne, quelquefois aussi dans le Sud de la Russie - Beethoven m'apparaît comme le Seigneur des Armées, celui qui a pouvoir sur tous les pouvoirs, celui qui fait s'ouvrir l'abîme des dangers pour jeter par-dessus les arches de radieux sauvetages.


Rainer Maria Rilke, Lettre à la pianiste Magda von Hattingberg (1er février 1914), Oeuvres 3, Correspondance, Paris, Seuil, 1976, pp. 260-261.


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