Jean Klein, Conversation sur l'Art


Conversation entre un Chercheur (C), un Artiste (A), et un Philosophe (P).
C - Depuis un moment j'attends de vous demander à tous deux ce que vous pensez qu'est réellement l'art. est-ce une collection amorphe d'expressions humaines ou bien pouvons-nous dire plus précisément ce que c'est ?

P - En dernier lieu tous les objets pointent vers la vérité et la beauté mais il y a des objets qui, par excellence, nous ramènent à la vérité et à la beauté. Ce sont des objets d'art.

C - Est-ce que tout ce que nous appelons généralement art a ce pouvoir ?

P- L'art qui percute les sens et nous amène au-delà d'eux à un état éternel pourrait s'appeler "art sacré". L'art décoratif expérimental nous laisse dans les sens, de sorte qu'il peut être appelé séculier.
Ces grandes oeuvres "sacrées", qui ont le pouvoir symbolique de nous éjecter dans le domaine impersonnel sont très rares.

C- Parlons de ces oeuvres d'art. Qu'entendez-vous lorsque vous dites qu'elles percutent les sens et nous emmènent au-delà ?

A- N'est-ce pas cette joie esthétique que je ressens parfois lorsque je suis si absorbé par une oeuvre d'art qu'elle n'est plus présente en tant qu'objet ? Il ne reste qu'un sentiment d'émerveillement, de joie et d'expansion dans lequel j'oublie l'espace et le temps et je ne suis plus dans mes sens, comme vous dites.

P- Exactement. Dans la joie esthétique nous revenons à nous-mêmes, près de notre être originel. La joie des grandes oeuvres d'art est qu'elles ont le pouvoir de nous diriger vers ce que nous sommes, vers cette nudité et ce ludisme d'être simplement, libre de toute pensée et conscience de soi.

A- Oui. Lorsque je lis certains poèmes, que j'écoute les quatuors de Beethoven ou que je me trouve devant certaines sculptures de Henry Moore, je ne suis plus dans le monde de tuos les jours mais dans une sensation d'unité et de tranquillité. C'est une sensation d'être libéré des frontières, de la routine de la vie quotidienne et de ce que j'appelle d'habitude "moi-même". Cela s'apparente à ces moments d'émerveillement dont je me souviens vaguement en tant qu'enfant.

C- Demeurez-vous dans cette sensation ou revenez-vous à l'objet ?

A- Je reviens aux détails pour voir ce qui me réjouit. Le retour est spontané, c'est le désir de rendre mien ce travail. J'explore la composition, je la recrée point par point jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à observer et alors je me laisse à nouveau prendre par la joie sans la présence de l'objet. 

P- Oui. On repart de manière involontaire dans l'exploration d'une oeuvre parce que les sens ne sont pas encore totalement intégrés dans le tout, la sensation d'unité, et qu'ils sont remplis du désir de l'être. Lorsque nous explorons les détails d'une oeuvre point par point, la sensation globale demeure en tant qu'arrière-plan et chaque détail s'y réfère spontanément. L'attention reste ainsi dilatée et, en elle, les sens perdent leur objectivité et se déploient. Cette fois, cependant, ils sont intégrés consciemment dans notre conscience, donc il n'y a aucun désir immédiat de revenir aux détails, à l'accent objectif. Ce serait une réduction de la sensation d'unité. C'est le mariage dans la gratitude de l'admiration et de l'appréciation. 

C- Mais, à la longue, nous avons le désir d'entendre ou de voir à nouveau l'événement. Pourquoi cela ?

A- Lorsque les sens sont si exaltés et transformés il est normal de vouloir être réjoui à nouveau. Nous sommes des créatures des sens et la joie esthétique est la sensation des dieux. Les grandes oeuvres d'art sont une indicible source de joie.

C- Pourrions-nous dire que la plénitude esthétique est plus complète après l'intégration des sens ?

P- La plénitude est alors plus enracinée dans la globalité de la vie. Sans l'intégration de tous les éléments, la sensation d'unité reste nébuleuse comme une expérience mystique. 
Il est important que le corps et le mental soient intégrés, que le savoir objectif ne soit pas nié mais incorporé dans la globalité de la connaissance en tant qu'être.

C- Vous avez dit que l'objet est plein du désir d'être intégré dans l'unité. Qu'est-ce qui attire l'objet ?

P- On pourrait dire, comme Plotin, qu'il est une émanation de Dieu et un retour à Dieu. Ou bien l'on pourrait simplement dire que l'objet est attiré par son terrain originel, la globalité.
Dans l'attention multidimensionnelle où les sens sont détendus, l'objet perd sa rigidité et se déploie en vous, un déploiement auquel fait obstacle votre interférence mentale. A un certain point, le dernier résidu d'objectivité est soudain absorbé par l'aimant de la conscience globale.

C- Qu'y a-t-il exactement dans ces oeuvres d'art, qui leur donne le pouvoir de nous éjecter dans l'éternité ?

A- C'est la composition parfaite et l'équilibre de la couleur, de la forme et du son qui révèlent les éléments fondamentaux, la lumière, l'espace et le silence. Bref, l'oeuvre doit être harmonieuse.

C- Pourrions-nous dire que l'harmone de l'oeuvre fait écho en nous, nous rappelant notre propre harmonie et que ce souvenir est la sensation d'émerveillement dont vous avez parlé ? La globalité est ainsi commune à l'oeuvre et à l'observateur ; sinon, comment pourrions-nous en avoir un souvenir aussi fort ?

P- Oui, en effet. Les éléments fondamentaux sont communs à tous. L'Art est une réflexion de l'harmonie que nous formons en commun avec toutes choses. Il contient la globalité en lui-même. La nature est harmonieuse et l'être humain fait partie de la nature.

C- Lorsque nous utilisons le mot "harmonie", qu'entendons-nous exactement ? Cela ne doit rien avoir à faire avec la symétrie puisque la nature est tout sauf symétrique.

P- L'harmonie est le Tout à l'intérieur duquel tout existe sans conflit. C'est la même chose que la beauté. Notre nature réelle et la nature réelle de l'oeuvre d'art est une seule et même chose. L'oeuvre d'art est une manifestation, une suggestion, si vous voulez, de cette unité.

C- Donc, lorsque nous qualifions de belle une oeuvre d'art c'est parce qu'elle nous rappelle et suggère notre propre beauté. La beauté serait-elle donc subjective, en un sens ?

P- Pas du tout. Dans la globalité il n'y a ni sujet ni objet, donc comment pourrait-il y avoir subjectivité ou objectivité ? La beauté est une, bien que ses expressions soient nombreuses. Dans la beauté, il n'y a pas d'objet donc comment pourrait-il y avoir un sujet ?

C- Bien que la beauté ne soit pas relative ou comparable parce qu'elle ne réside pas dans le soi-disant objet, nous pourrions cependant dire que certaines oeuvres inspirent la beauté par leur propre beauté. Mais lorsque nous regardons la variété des choses qui inspirent notre totalité, notre divinité, il est difficile de voir un fil quelconque qui les relierait toutes. Notre artiste a dit que c'était la composition qui révélait les éléments fondamentaux mais cela ne m'aide pas réellement. Qu'est-ce, plus précisément dans certains objets, qui leur donne leur pouvoir symbolique de suggérer notre nature réelle au-delà des sens ?

A- La composition est telle qu'elle libère la beauté et l'harmonie. Elle ne met pas l'accent sur la partie objective ou matérielle de sorte que nous n'êtes pas maintenu dans l'anecdotique mais que vous êtes pris dès l'abord par les éléments fondamentaux vers lesquels tend la composition. Les grandes oeuvres vous appellent au moyen de diverses techniques vers la dimension spatiale, intemporelle. Le volume est conçu de telle sorte qu'il libère l'espace, que la couleur libère la lumière, que le son libère le silence.

C- Ces éléments fondamentaux sont-ils notre nature réelle ?

P- Ils sont la manifestation la plus proche de l'être. Ils sont l'existence pure, sa base, en contraste avec l'existence projetée que nous prenons pour argent comptant. Ils n'ont rien à voir avec un point de vue. Lorsque vous êtes ramené à l'existence pure dans la lumière, le silence et l'espace, vous êtes dans la proximité de l'être qui est l'arrière-plan de toute manifestation et d'où provient toute existence. 

A- Les grandes oeuvres d'art nous apportent le goût de ce que nous sommes. Je ressens ma propre apesanteur dans les colonnes et chapiteaux des temples grecs antiques, par exemple. Ils sont si parfaitement proportionnés qu'ils sont chez eux dans les cieux et sur terre et ils ne me laissent nulle part. Et lorsque je suis dans une église romane normande je suis ramené à mon centre par les lignes simples et pures. Elles inspirent la tranquillité intérieure. On se souvient de sa propre lumière et spatialité devant certaines sculptures de Brancusi, d'Arp ou de Henry Moore, ou devant les peintures chinoises des XVIe et XVIIe siècles. Et vous n'avez qu'à écouter L'Art de la fugue de Bach, ou les quatuors de Beethoven, comme je l'ai déjà dit, pour être emporté par le silence. La vraie musique se tient entre les sons et subsiste longtemps après, de la manière dont un beau poème vit comme un écho bien longtemps après sa lecture, ou qu'un être humain délicieux vit en vous longtemps après votre rencontre. C'est la raison pour laquelle, après un concert, je ne peux pas comprendre pourquoi les gens font un bruit tellement barbare avant que les dernières notes se soient déployées et dissoutes dans notre silence. Je me souviens de quelques lignes de Walt Whitman : "Toute musique est ce qui s'éveille en vous lorsque les instruments vous le rappellent / Elle n'est pas dans les violons et les pistons... ni dans la partition du baryton / Elle est plus proche et plus lointaine qu'eux."

P- Il est clair que vous avez vraiment senti l'essence de notre conversation. Le grand art nous éveille à nous-mêmes. La véritable admiration se trouve derrière l'émotivité et l'art véritable ne s'intéresse pas à remuer les sentiments.

A- Ah! Mais une émotion surgit qui n'a rien à voir avec l'émotivité de tous les jours, nos habituels états émotionnels répétitifs. Elle est chaque fois nouvelle, une expression de gratitude profonde venant des régions les plus profondes de notre être.

C- Donc, si je comprends correctement, le pouvoir symbolique d'une grande oeuvre d'art se manifeste lorsque l'artiste ne met pas l'accent sur les éléments anecdotiques. Pourrions-nous explorer cette économie artistique ?

P- Lorsqu'il n'y a pas d'intervention psychologique, lorsque la personne de l'artiste est absente, il n'y a pas de tentation de sur-exprimer et il y a spontanément économie, comme vous dites. C'est l'artiste en tant qu'ascète. L'artiste qui est sans soi sait instinctivement quoi mettre mais encore davantage quoi ne pas mettre. Le bel art n'est pas capricieux. Il ne vous lie pas à la forme et au contenu. Il est construit de telle sorte qu'il perde son aspect concret. 
L'apesanteur de l'architecture grecque et égyptienne est due à la réunion de l'espace et de la forme. Lorsque deux lignes se rencontrent et se réduisent dans l'unité, c'est le point où les contraires n'ont plus de prise. Dans cette absence de conflit, le spectateur est ouvert à l'harmonie et il est absorbé par la joie sans représentation, sa propre harmonie. 

A- C'est pourquoi l'art doit être une apparition fugitive. Ce doit être une suggestion. Il est partiellement secret et cet aspect secret est sacré. Le pouvoir créatif des grandes oeuvres d'art est dans la révélation du sacré. C'est cela notre nature réelle.

C- L'artiste a-t-il le sentiment de la fonction sacrée de son oeuvre ? 

A- Oh oui, bien qu'il ne le nomme pas. Il y a chez l'artiste un sentiment originel de plénitude qui déborde dans la gratitude. Celle-ci à son tour se transforme en désir d'offrir ou de partager. L'artiste vit avec le désir ardent de partager le sentiment originel. C'est l'arrière-plan de sa vie. Cette offrande cherche une expression. Elle cherche à devenir spécifique. On n'a pas besoin d'être un grand artiste pour éprouver cela. Cela appartient à tous les êtres humains. Mais chez l'artiste, à cause de ces capacités, il y a, à un certain moment, une condensation d'énergie. Le désir devient plus localisé. L'artiste lutte pour l'exprimer, pour trouver la représentation appropriée, pour la rendre concrète dans sa forme la plus haute.
Cette concrétisation est l'extinction du désir, l'accomplissement de l'offrande. Dès l'instant que la représentation est donnée, il y a une détente de l'énergie.

C- Vous avez dit que la représentation, la vision artistique, était donnée. Cela veut-il dire qu'il n'y a pas de pensée dans le processus créatif ?

P- L'intuition créatrice n'a rien à voir avec la pensée. Bien sûr, on utilise la pensée rationnelle, le déjà connu, pour le placer dans l'espace et le temps, mais cette pensée est constamment enracinée dans l'intuition globale.

A- Un artiste est seulement un receveur. Il sait que, s'il est producteur, il ne produira que d'après la mémoire. L'artiste doit se mettre à nu en face de l'inspiration. Son propre puits est très peu profond. Il doit puiser à la source globale de la créativité. L'inspiration vient toujours comme un don, soudainement, des couches les plus profondes de l'être qui sont totalement impersonnelles. Tous les grands artistes savent d'une manière ou d'une autre qu'ils ne sont que des véhicules. Bach était très conscient de cela.

C- Comment l'artiste s'ouvre-t-il à l'inspiration ?

A- De la même manière que n'importe quel chercheur. Il baigne dans son atmosphère avec la nostalgie, l'intense désir de se rapprocher de sa source créatrice. Lorsqu'un peintre voit une fleur il ne la voit pas isolée mais en relation avec d'autres choses, à l'espace, à la lumière et à la couleur. C'est la même chose avec tous les artistes. Chaque chose est transposée dans le véhicule. En même temps l'artiste sait qu'il ne peut rien faire sans inspiration et que l'inspiration ne peut s'inventer, donc l'artiste en tant qu'artiste, acteur, penseur, quelqu'un qui a une intention abdique. C'est un artiste en attente. Il vit dans la réceptivité, dans l'accueil, dans son véhicule, mais il n'a aucune idée de ce qui va venir.
Il n'a pas d'avidité ou d'anticipation dans son ardeur. Parfois il peut avoir un thème mais il vit dans l'ouverture en ce qui concerne la manière dont il lui apparaîtra. Il se donne à la réceptivité vide et soudain, de façon inattendue, il est absorbé dans la vision globale d'une oeuvre. Ce moment éternel d'unité est la beauté de l'artiste lui-même vue par la fenêtre de son véhicule. Il est frappé de stupeur et d'émerveillement, il a un sentiment de plénitude et d'unité avec toutes choses et de cette profonde gratitude surgit le besoin d'offrir. C'est une émotion sacrée dégagée de tout sentiment personnel. Le sujet n'est qu'un prétexte à exprimer cette offrande dans l'espace et le temps.

C- Alors l'oeuvre elle-même n'a pas d'importance pour l'artiste ?

A- Le véhicule n'est qu'un canal pour arriver à la source créatrice et pour la révéler. Ce qui fait un grand artiste, c'est son habileté à abandonnée sa personnalité. Le grand art n'a rien à dire, n'a pas de but, pas d'intention. C'est un libre don. Sa signification réside dans le fait qu'il est sans but. 

C- Est-ce qu'on voit des détails dans ce flash où la beauté est transposée dans la vision globale de l'oeuvre ?

P- Non. L'oeuvre n'est pas vue avec l'oeil habituel du mental qui fonctionne en succession. Elle est vue avec l'oeil qui s'ouvre lorsque le mental est libre de toute espérance, dans les moments de relaxation profonde, loin de la contraction des habitudes de pensée. Cela peut arriver à n'importe lequel d'entre nous dans les intervalles pendant la journée où l'image de soi est absente, ou entre le sommeil profond et l'éveil avant que le cerveau se mette à fonctionner de manière séquentielle. Nous l'avons dans certains rêves, les songes, où en un instant nous voyons une situation globale que nous étirons ensuite dans le temps et que nous décrivons comme le "futur", ou le "passé".

A- Vous souvenez-vous de la réponse de Van Gogh lorsque son frère Théo lui demanda comment il en était venu à interpréter des arbres comme des flammes ? Il répondit que plusieurs fois il avait vu les quatre saisons en un instant. Et Mozart écrivit qu'il avait entendu beaucoup de ses oeuvres en un seul instant.

C- Est-ce que cette vision globale demeure pendant l'exécution ? 

A- Oui. L'artiste vit avec la vision initiale, et le sentiment d'offrande, la gratitude, inspire l'exécution à chaque instant. C'est l'artiste enflammé qui ne peut dormir tant qu'il n'a pas exprimé sa vision. L'exécution peut toutefois causer à l'artiste une grande souffrance parce qu'il craint de ne pouvoir rendre justice à l'immense vision. Il peut toutefois perdre le sentiment profond qui le motive et compenser avec des idées ou de la technique. Lorsque vous êtes observateur, vous pouvez sentir cela dans l'oeuvre.

C- Vous avez dit que l'artiste souffre lorsqu'il ne peut exprimer sa vision. Il existe un point de vue communément accepté que la souffrance aussi inspire un artiste - mais, étant donné que sa personnalité est absente au moment de la créativité, cela ne peut être vrai, n'est-ce pas ?

P- Pas du tout. Je suis tenté de dire que c'est une vue bourgeoise que d'apaiser des sentiments de culpabilité, mais nous n'aborderons pas ce sujet. En tout cas, c'est une opinion basée sur une observation superficielle. Aucun art authentique ne naît de l'émotivité et les soi-disant artistes qui recherchent une stimulation artificielle dans la souffrance ne parviennent jamais à la source créatrice. Ils sont liés à la stimulation. La souffrance est un état émotionnel puissant, mais au moment créatif il est objectivé et devient un indice de l'absence de souffrance. C'est cette liberté qui est le terrain originel de toute liberté. Ce qui peut causer une grande souffrance, c'est, comme l'a dit notre artiste, l'isolement par rapport à cette liberté et le désir d'y revenir par l'exécution. On ne met pas l'accent sur les idées dans l'art mais on pourrait dire que la représentation de l'harmonie, ce que l'artiste entend par perfection, est un idéal. Cet idéal pourrait s'appeler la "muse", mais ce n'est pas une acquisition culturelle. Cela appartient à un sentiment esthétique profond. Etre capable de représenter cet idéal dépend de la dextérité. L'artiste sait qu'il ne peut jamais extérioriser totalement sa vision. Il peut seulement s'en approcher. Cela peut créer une souffrance mais ce n'est pas l'idée de la souffrance communément acceptée.

A- Je suis entièrement d'accord et je pourrais ajouter que l'artiste, contrairement à l'ardent chercheur de la vérité, voit souvent le divin à travers son véhicule seulement, et non sa vie entière. A travers son véhicule il possède une fenêtre s'ouvrant sur la beauté. Mais il se peut qu'il n'ait que cette unique fenêtre, alors il est attiré par elle, afin d'être un artiste. Dans un sens, il ne voit pas sa propre beauté parce qu'il l'objective dans la beauté de l'oeuvre d'art. Cette séparation crée un conflit, et le désir de dissoudre le conflit le ramène à son atelier.

C- Le plaisir est-il également une indication pour l'artiste ?

P- Oui, absolument. Mais généralement, lorsqu'on est dans le plaisir, on est complètement impliqué dedans et complètement satisfait. La souffrance est plus antagoniste que le plaisir. Elle est moins harmonieuse. Le désir de se libérer de la souffrance est plus grand que le désir de se libérer du plaisir. En se libérant de l'objet, on est éjecté dans l'autonomie. Dans cet espace, l'inspiration a lieu.

C- Vous dites que l'artiste souffre parce qu'il ne peut rendre justice au sentiment de globalité, la vision de l'oeuvre. Quelle est la raison de cette inaptitude ?

A- Vous ne pouvez nous exprimer sans les outils de l'expression. Il y a un point où le sentiment intérieur est si grand que l'on se sent obligé d'élargir son répertoire de techniques de façon à exprimer le sentiment dans l'espace et le temps. Dans un sens, l'amplitude du sentiment d'offrande et la technique vont de pair, de même que l'intellect et l'expérience sont corrélés chez le chercheur de vérité. La technique est un moyen qui tend vers un but. Et pourtant, elle s'évanouit totalement dans l'oeuvre d'art.

C- Nous avons dit que l'harmonie est le Tout au sein duquel tout existe sans conflit, et que cela se manifeste de plusieurs manières. L'artiste reconnaît intuitivement certains archétypes de forme, des manifestations originelles, et doit être doué pour les transposer dans une oeuvre créative. Selon les anciens Grecs les archétypes de la forme sont exprimés par des lois qui s'apprennent. Etes-vous d'accord ou cela peut-il être une connaissance intuitive ?

A- La nature est une symétrie libre où il n'y a pas d'angles droits. La forme d'une feuille, un pétale, une vague, le mouvement des os peuvent être mis dans une structure géométrique mais, parce qu'il n'y a pas de répétition dans la nature, et qu'elle est ainsi au-delà de toute comparaison et en ce sens, parfaite, il ne peut pas y avoir d'imitation.
L'artiste créatif ne copie pas la nature mais transpose une perfection en une autre. 
Certaines formes artistiques demandent une plus grande connaissance de la structure géométrique. Mais cet apprentissage est davantage de la nature de la mémoire que de l'acquisition. Connaître les règles n'est pas suffisant. L'inspiration vient lorsque les règles sont mises de côté. C'est paradoxal. Pour être inspiré vous devez vous oublier vous-mêmes ainsi que tout ce que vous savez, et au moment de l'exécution, après l'inspiration, vous devez demeurer oublié mais revenir à la dextérité connue. L'artiste doit être totalement flexible.

C- Quelle est la relation entre fonction et beauté ?

P- Tout est dans la beauté. La fonction est dans la beauté, et les lois de l'harmonie et de la composition sont dans la beauté. La beauté, souvenez-vous, est ce en quoi il n'y a pas de conflit, donc tous les éléments de l'art doivent être pris en considération. Il y a une histoire dans le Jataka où le Bodhisattva emploie un maître architecte pour construire une grande salle qui conviendrait en tout à leurs buts. L'architecte ne peut savoir ce que le Bodhisattva veut dire par "convenable" et dit qu'il ne peut travailler que dans la tradition de son art. Le Bodhisattva dessine alors lui-même un plan, déterminant la forme uniquement par l'usage qu'on en fera. Ce n'est pas un morceau d'expression de soi. Le Bodhisattva sait simplement mieux que l'architecte tout ce qui est dans l'esprit du créateur.

C- Donc pour le Bodhisattva, la "fonction" de la salle incluait beaucoup de choses que l'architecte ne pouvait pas voir parce qu'il était limité par une idée particulière. Il est dommage aujourd'hui que la plupart des architectes aient réduit la fonction à l'économie, l'expression de soi et l'expérimentation, et aient oublié l'harmonie et la beauté qui sont la base de leur existence !

A- Pourtant, les bâtiments dans lesquels nous vivons déterminent la manière dont fonctionne la société. Beaucoup de gens se sentent agités et ne sont pas conscients que la pièce dans laquelle ils sont n'a pas la proportion correcte pour eux, ou bien est trop sombre, et ainsi de suite. Nous sommes devenus tellement passifs dans notre observation !

C- Comment pouvons-nous redevenir des observateurs et des admirateurs actifs ?

P- Tournez votre être entier vers l'objet, et pas simplement le mental avec les yeux et les oreilles. Comme l'artiste, vous n'êtes qu'un receveur. Une écoute ne doit pas interpréter ou parvenir à une conclusion hâtive. Lorsque vous regardez une belle sculpture et que vous dites immédiatement "Cela me rappelle...", vous en faites une représentation mentale et vous ne pouvez sentir la beauté se déployer en vous. Mais ne restez pas passif. Laissez l'oeuvre inviter votre participation. La joie esthétique est le sentiment d'être éveillé dans la participation créatrice, voyez l'oeuvre globalement comme l'artiste la vit d'abord.
La vision vient comme une offrande-surprise, un don, à l'artiste, mais elle est seulement dévoilée dans l'observateur.  

C- Pourriez-vous dire que l'art est fondamentalement social s'il se parachève dans le receveur ?

P- Dans ce sens, oui. C'est la fonction inhérente à l'artiste de nous emmener au-delà du sens commun de la vie quotidienne, et de rapprocher les êtres dans l'unité. Une grande oeuvre d'art n'appartient à personne. Chez les grands artistes il n'y a pas le sentiment de satisfaction et d'accomplissement qu'il y a chez une personne s'appropriant le mérite de sa création. Cela reste sacré, un symbole, une offrande venant de Dieu et retournant à Dieu. L'artiste se sent seulement l'instrument de la manifestation. Parce que 'artiste est centré uniquement sur l'exécution, lorsque l'oeuvre est terminée, il peut avoir un sentiment de libération. 

A- La collaboration créatrice est toujours inconsciemment présente chez l'artiste durant l'exécution. Son sentiment profond d'unité et le partage de cela avec les autres font partie de la globalité de la vision. Il lui dit quand il faut arrêter d'expliquer sa vision afin que l'autre puisse la poursuivre. Mark Rothko était conscient de cela. Le grand art ne domine jamais par la stimulation mentale ou intellectuelle. Ce n'est pas une drogue pour les sens comme la plus grande production artistique que nous voyons. Aucune oeuvre d'art ne devrait déclarer sa réalité concrète dans une mesure telle qu'elle ne laisse plus de place au mouvement. Il doit y avoir de l'espace afin qu'ait lieu l'interaction créatrice.
Beaucoup de gens aiment les peintures des très jeunes enfants qui sont souvent spontanées et sans intervention mentale. Dans cette liberté on se sent libre.

P- Tout ce qui n'éveille pas notre acuité naturelle n'est pas une oeuvre d'art. Les productions qui naissent de l'expérimentation ou des états psychologiques sont fractionnelles et nous laissent dans la fraction. Le talent de l'artiste consiste à rendre l'objet sans objet.

C- Cela veut-il dire que tout ce qui éveille notre acuité est une oeuvre d'art ? En d'autres termes, une oeuvre d'art n'est-elle pas toujours créée, peut-elle être trouvée ?

P- Elle est toujours trouvée dans le sens où elle est toujours reçue. Les objets d'art sont des symboles et tendent vers la totalité, mais l'oeuvre d'art demande du métier. C'est une transposition et elle doit être exécutée ou construite d'une façon ou d'une autre.

C- L'imagination artistique, c'est-à-dire l'organe de transposition, est-elle un processus intellectuel ou bien a-t-elle lieu spontanément ?

A- L'imagination ne peut être pensée. Elle surgit lorsque la personnalité est absente. Elle révèle ce qui est caché dans la nature. Ce qui apparaît dans cette ouverture dépend de la fantaisie et du goût de l'artiste. L'imagination surgit du puits de la beauté et de l'expression illimitée, et prend forme dans l'unicité de l'existence de l'artiste.

C- Comment l'artiste discerne-t-il ce qui est réellement imagination créatrice de ce qui n'est qu'une sorte d'élimination ?

P- Lorsque vous vous familiarisez avec vous-même, la distinction entre ce qui est l'imagination véritable et ce qui est jonglerie mentale devient claire. L'imagination provient de la globalité et laisse une sensation globale. Il n'y a pas d'implication personnelle. On trouve cette spatialité impersonnelle dans le haïku qui est une simple déclaration de faits se résolvant dans la présence du lecteur. Souvent on nomme imagination ce qui n'est que rêverie. mais la rêverie se réfère toujours à un "je" et implique une aspiration. Ce n'est en fait que survie psychologique. Bien sûr les rêves de devenir commencent à un très jeune âge et la société encourage les aspirations, mais la rêverie nous maintient dans le processus du devenir et nous empêche de puiser à la source créative de l'être.

A- Ne pourrions-nous pas dire que la rêverie est image et que l'imagination est métaphore ? Par exemple, si je dis "Soyez comme un oiseau dans cet arbre", vous resterez ici et vous vous visualiserez là-bas dans cet arbre. Cependant, si je dis "Vous êtes comme un oiseau dans cet arbre", et que vous saisissez cela totalement, il y a une transposition totale et aucune place pour la comparaison. Vous êtes l'oiseau et votre structure entière sent le vent, le mouvement des branches et le parfum des feuilles. Vous ne vous voyez plus là-bas. Vous êtes simplement là-bas. Combien la danse, la musique, le théâtre, la peinture seraient différents dans les deux cas !

P- Exactement. Le premier est un processus mental et donc fractionnel. Il implique une dualité. Dans le second, il n'y a pas de fraction. L'imagination véritable n'est pas une visualisation. On ne peut être ici et là au même moment parce que la conscience est toujours un avec son objet. Dans la visualisation, il y a toujours une succession rapide de pensées. Dans le fait d'être vraiment l'oiseau, le rôle, la musique, il y a unité. Alors toutes écriture, toute peinture, toute danse,  tout théâtre sont transformés.

C- Donc lorsque les sens sont transposés dans leur totalité il ne reste rien de personnel ?

A- Il n'y a plus personne qui danse. "Comment distinguer le danseur de la danse ?"

P- Mais n'oublions pas que l'artiste ne se perd pas dans la sensation. Il est un avec l'action mais il se connaît dans l'action. Le "lui-même" qu'il connaît n'est pas la personnalité de l'acteur mais ce qui est derrière l'acteur et le rôle qu'il joue.

A- Bien entendu, l'acteur ne joue pas Hamlet. Cela veut dire qu'il y a deux personnes sur la scène, l'acteur et son interprétation d'Hamlet. C'est seulement lorsque l'acteur en tant que celui qui agit est absent que Hamlet peut être présent.

P- Hamlet est en lui mais il n'est pas Hamlet. Il ne peut pas être impliqué, perdu en Hamlet parce qu'il est "absent". La nature réelle de l'action est la non-action.

C- Je confesse que j'ai perdu le sens de ce que vous dites.

A- Lorsque l'acteur entre en scène, il ne prend pas avec lui sa collection habituelle d'images de soi, sa personnalité. Il est vide de toute mémoire anticipation, et ainsi de suite. A travers la préparation de son rôle, Hamlet est devenu une accumulation d'expériences, de la même manière que n'importe quelle autre partie de sa personnalité . Et, comme toutes les facettes de sa personnalité, elle apparaît dans l'instant et disparaît dans la vacuité lorsqu'on ne fait pas appel à elle. 
L'acteur est pénétré de l'instant même. Un rôle renaît à chaque représentation, de même que chaque situation demande qu'une toute nouvelle personnalité apparaisse. On ne porte pas de façon permanent la personnalité et l'on ne répète jamais une représentation dans aucune situation de la vie. Tout ce qui se passe est neuf, frais, imprévu.

C- Comment approcher l'art traditionnel dans ce sentiment d'éternité et de liberté vis-à-vis des schémas ?

A- L'art peut appartenir aux conventions d'un siècle, mais les principes sont éternels. Henry Moore, par exemple, utilise l'objet de manière scientifique pour suggérer l'espace. Dans l'art traditionnel, l'anecdotique n'est pas accentué non plus, mais est utilisé pour indiquer une signification collective.
On doit, bien sûr, connaître pleinement la signification symbolique pour apprécier une oeuvre d'art traditionnelle. La forme c'est qu'un prétexte. Le symbole nous emmène au-delà de l'image. Tout art religieux fonctionne de cette manière. Si vous regardez les sculptures de la période Tula en Inde sans en comprendre la signification, vous serez lié au prétexte, à l'anecdotique. Il se peut que vous admiriez, mais vous ne pouvez pas apprécier.

C- N'y a-t-il pas une distinction entre l'expérience esthétique pure, lorsqu'on est pris au-delà de tout sentiment, et le sentiment religieux qui est inspiré par de belles oeuvres d'art ?

P- C'est vrai. Dans les deux cas, vous êtes élevé au-dessus du domaine personnel. Cependant une oeuvre religieuse tend à la représentation culturelle. Elle évoque généralement des sentiments collectifs. L'art totalement non représentatif peut par contre nous libérer de toute connotations représentatives. Il peut vous amener à la vacuité et à la lumière. Si l'on connaît déjà la lumière et l'espace, l'être non représentatif, une belle image religieuse peut en vérité vous ramener à la joie sans objet. L'objet est un miroir qui reflète ce que vous y apportez. 

C- N'est-ce pas l'essence de tout symbolisme, rite et mythe ? Lorsque l'élément personnel ou relatif est absent, la transposition peut être appropriée ou rendue sienne, à tout moment. Ce qui commença comme dépendant des circonstances est alors rendu impersonnel et autonome.

P- Bien sûr, c'est un long sujet pour un autre jour de conversation, mais je suis d'accord avec vous. Ce qui est libéré du temps et de l'espace arbitraires et qui est rendu impersonnel et intemporel peut renaître encore et encore dans le temps. Il est donné à la liberté universelle d'être créative, c'est-à-dire de réveiller sa cause originelle, l'exaltation des sens. Le temps spécifique, localisé, est rendu intemporel afin qu'il puisse revenir à nouveau au temps et à l'espace, mais avec le plein épanouissement de l'universel et du collectif.

C- Ce mouvement d'événements créateurs est une reconnaissance et une expression du fait que nous sommes tous des maillons de la chaîne de l'être, des microcosmes du macrocosme. Les oeuvres d'art, le rite et le mythe sont une affirmation et une exultation de notre unité fondamentale.
Mais pour en revenir à l'art... Diriez-vous que l'art qui est libre de toute représentation est une forme supérieure d'art ?

P- Soyons clairs. L'art qui est libre de l'objet n'est pas abstrait. L'art abstrait, non figuratif, est généralement intellectuel, ce que j'appelle "décoratif". Il n'utilise pas les sensations corporelles globales, mais provient d'une idée. Comme tel, il ne peut se déployer que dans des fragments du corps. Au mieux, il agit en tant que palliatif, mais il ne peut jamais vous emmener au-delà de la fraction.

C- Donc, dans la réunion de l'admiration et de l'appréciation le corps entier entre en jeu ?

P- Il est important de réaliser la subtilité du corps, d'être assez sensible pour savoir quand la beauté se révèle en nous et quand elle ne le fait pas. Toute harmonie est en nous. Nous sommes un microcosme de l'harmonie universelle, nous devons donc écouter son écho en nous-mêmes. Lorsque nous entendons de la musique ou que nous voyons ou que nous sommes dans une maison, nous devons prendre note de la manière dont cela agit en nous, comment nous réagissons dans notre mental, notre corps et nos sentiments.

C- J'ai entendu que la musique, par exemple, nous atteint dans trois régions, l'inférieure (sexuelle), la médiane (abdominale), et la supérieure (cérébrale), correspondantes au rythme, à la mélodie et à l'harmonique. Les musiques africaine et contemporaine mettent souvent l'accent sur le rythme et Bach accentuait les harmoniques.

P- Oui. Nous devons être conscients de la façon dont nous sommes affectés et ne pas nous identifier à une fraction. L'appréciation véritable n'est pas conditionnée par les idées. Puisque nous sommes tous faits des mêmes éléments fondamentaux, les grandes oeuvres d'art et la nature ont un attrait universel à travers les siècles. La transformation alchimique, lorsque observateur et observé ne font plus q'un, n'est pas liée à l'espace et au temps.

C- Il est clair qu'il est important d'apprendre, non pas ce qu'il faut regarder, écouter, et ainsi de suite, mais comment regarder et écouter. Cependant, comment puis-je être alerte, prenant note des sons, de la façon dont ils agissent en moi et comment je réagis à eux, et au même moment être passif, demeurant dans l'arrière-plan global, le silence d'où proviennent toutes les choses ?

P- On doit explorer de la manière dont un enfant explore, dans l'ouverture. C'est possible seulement lorsque le contrôleur, l'ego, le propagateur d'opinions, est absent. L'écoute n'est pas alors fixée dans les oreilles, ni la vue dans les yeux, ou le goût dans la bouche. Donc, n'écoutez pas un son, laissez-le vous écouter. Ne regardez pas cette fleur, laissez-là vous regarder. Dès l'instant où vous êtes réceptif, tous les sens sont avivés. Lorsqu'il n'y a pas de fixation sur une faculté sensorielle particulière elles peuvent alors toutes entrer en jeu.
Un sens n'est qu'un canal pour les autres sens. Permettre la transposition d'un sens en l'excitation de tous est façon de vivre avec les objets.

A- C'est ce qui arrive lorsque je vois la couleur rouge et la ressens comme chaude, passionnée ou agressive. Parfois, elle a même une certaine odeur ! Le bleu produit en moi une sensation de paix, d'espace et de fraîcheur. Et nous parlons de sons qui sont ronds, plats ou pointus.

C- Si la transposition est successive, comment puis-je parvenir à cette joie globale où tous les sens sont intégrés dans la totalité ?

P- Lorsqu'il n'y a pas de fixation, de concentration ou de direction, les sens détendent leur qualité préhensive, leur prise sur le déploiement spontané de tout le corps. La vigilance sans centre invite l'objet à dire son histoire. L'accueil est attrayant et, lorsque les objets sont libérés de la fixation par les sens, ils sont spontanément attirés par l'accueil comme par un aimant. A un certain moment, il y a un mouvement soudain et les résidus de l'énergie fixée, les résidus des perceptions, sont intégrés dans la conscience globale. Il y a une réorchestration totale de l'énergie.

C- Est-ce ce qui arrive lorsque la vue d'oiseaux qui volent ou le son son de l'eau peuvent soudain être une porte sur la conscience globale ?

P- Oui, lorsque la maturité vient dans l'accueil. De même l'artiste vit constamment avec son moyen d'expression sachant qu'il est la porte de la source de la créativité, de même celui qui cherche la vérité vit dans le véhicule de sa nature réelle, l'accueil, l'ouverture, à chaque instant. Lorsque vous vivez en tant que corps, tout apparaît en tant que corps ; lorsque vous vivez en tant que mental, tout apparaît en tant que mental ; lorsque vous vivez en tant qu'artiste, tout apparaît en tant que couleur, son, espace et forme ; lorsque vous vivez en tant que savant, tout apparaît en tant que relation ; lorsque vous vivez dans la conscience, tout apparaît en tant que conscience.

C- Donc, l'artiste vit dans la sensation et son expression, et il est inhérent à l'artiste de partager cela avec les autres. Le scientifique objective son savoir ; il dit "je sais". Par contre celui qui cherche la vérité n'accentue pas la sensation, le savoir ou quelque objet que ce soit, mais la connaissance en tant qu'être. Donc, après l'intuition de l'être, il n'a plus le réflexe d'objectiver et demeure dans la conscience. Ainsi, il est dans un offrande continuelle.

A- Le désir créateur n'est-il pas aussi proche qu'il est possible de comprendre le Désir cosmique d'où provient toute création ? Certainement, le processus de création chez l'artiste est le même que dans la création de l'univers, à la différence près que le désir cosmique n'arrive jamais à un épuisement total parce que sa concrétisation est infinie. Ce désir demeure sans commencement ni fin. C'est le désir archétype. L'activité de Dieu ne parvient au repos que dans la connaissance en tant qu'être, où la tranquillité se rencontre elle-même. La transparence du sage permet à l'être de se rencontrer soi-même. Le feu éteint le feu.

C- Après tout cela, pouvons-nous dire que la sagesse et l'amour de l'art vont main dans la main ?

P- Il est certain que les hommes et les femmes sages aiment la beauté, parce qu'elle fait écho à leur propre beauté. Les sages sont versés dans l'art de vivre, et exécutent leur offrande à travers tout leur être et enseignement. Les vrais sages, comme les grands artistes, sont rares. Leur existence entière est une offrande à laquelle celui qui écoute est invité à participer. Comme l'artiste au moment de la création, le sage est libre de l'égo, il n'est qu'un canal, et comme l'artiste, le sage permet à ceux qui viennent chercher la vérité de trouver l'accomplissement en eux-mêmes.

A- Et pourtant au moment où nous regardons, ou écoutons, une belle oeuvre d'art, ne sommes-nous pas tous des sages ? Dans cet instant, où sommes-nous tous les trois ? Où est même le sentiment d'être unis ou de partager ? Il n'y a que regard, il n'y a qu'écoute. Il n'y a que l'ouverture, la communion silencieuse dans l'être. N'est-ce pas cela l'essence de la sagesse ?

C- Je vivrai longtemps avec la sensation de cette conversation. L'existence est l'oeuvre d'art dans laquelle nous nous unissons tous dans un festival d'amour !
  



texte issu de : Jean Klein, "Une conversation sur l'Art", Qui suis-je ? La quête sacrée, Paris, Albin Michel, 1989, pp. 195-218.

  

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