Henri Corbin et l'Universalité de la Progression Harmonique


Quiconque est quelque peu familier avec l'orgue, sait ce que l'on y désigne sous le nom de "jeux de mutation". Ce sont des jeux qui permettent à chaque note de "faire parler" simultanément plusieurs tuyaux de longueur différente ; on perçoit donc ainsi, outre le son fondamental, un certain nombre d'harmoniques. Parmi les registres qui les commandent, la progressio harmonica désigne un jeu qui fait entendre plus d'harmoniques au fur et à mesure que l'on progresse vers l'aigu, jusqu'à ce qu'à partir d'une certaine hauteur résonne en outre simultanément le son fondamental.

Cela dit très vite et sans prétention technique, dans une intention précise. Il nous apparaît en effet qu'il y ait là un phénomène exemplaire, nous permettant de suggérer au mieux le sens dans lequel il convient d'entendre le sous-titre donné au présent livre : "De l'Iran mazdéen à l'Islam shî'ite". Par la connexion nouée entre le vieil Iran mazdéen et l'Iran shî'ite, dans lequel nous aurons à considérer plus spécialement ici l'école spirituelle qui depuis la fin du XVIIIe siècle a réactivé, dans l'Islam iranien, la gnose shî'ite traditionnelle, il se passe quelque chose comme une progressio harmonica. Plus nous "ascendons", plus nous entendons d'harmoniques. Finalement nous redeviens perceptible la fondamentale, celle qui a donné sa tonalité ici au chapitre précédent.

L'analogie ainsi proposée peut nous mettre finalement en mesure de comprendre certaines caractéristiques de l'histoire spirituelle de l'Iran. La philosophie, shî'ite ou non, de l'Islam iranien a été si peu étudiée jusqu'ici en Occident, que les spécialistes de la philosophie musulmane comme telle, semblent parfois surpris, sinon irrités, lorsque l'on relève une connexion encore imprévue au programme. En revanche, il est bien peu d'Iraniens cultivés qui soient insensibles à cette connexion. Pour atteindre ici à une représentation adéquate, il est probable qu'il faille renoncer à certaines de nos catégories habituelles n'envisageant que l'histoire extérieure, et l'envisageant sous l'aspect de grands courants à déterminer, d'influences à déduire, d'explications causales ayant avant tout pour souci de ramener à l'identique. Qu'un phénomène résiste à cette réduction à l'identique par voie causale, qu'il reste rebelle à l'étiquette préparée d'avance, et l'on sera facilement soupçonné de s'être laissé abuser par quelque chose d'inauthentique. C'est ce qui a rendu anormalement difficile de traiter des faits spirituels comme tels, nommément ce ceux qui se sont passés en Iran, parce que les faits spirituels comme tels sont discontinus et irréductibles ; ils ne se succèdent pas dans un temps homogène ; ils sont chacun leur temps.


Henri Corbin, Terre céleste et corps de résurrection, Paris, Buchet-Chastel, 1960, pp. 99-100.



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