Chants Soufis
Sama est la nourriture des amants ;
Les fils de l'imagination dispersée
en elle se concentrent.
Les fantaisies de la psyché prennent, dans la musique, de la force ;
Non, transcendent la force, par la lamentation
de la flûte et de la corne, elles prennent forme.
(Rûmi, Mathnawi, IV : 742-3)
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La Sama de l'âme n'est pas faite seulement
de mots et de consonances.
Non, à chaque endroit, à chaque accord,
il y a une autre énigme contenue.
(Shabistari, Gulshan-i raz, 102)
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Chaque chose a sa propre nourriture, et la musique (sama) est la nourriture de l'esprit.
(Nasrabadi in Attar, Tadhikirat, 793)
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LE SAMA
Quand beaucoup d'arrangements mélodiques et d'harmonies spirituelles - c'est-à-dire, la musique - sont évoqués chez quelqu'un, la nature de celui-ci en vient à les préférer à tout le reste. Ainsi, quand une personne écoute des mélodies harmonieuses qui évoquent ces significations archétypales relatives à la saveur du coeur et aux qualités de l'Unité divine, tout son être incline à des choses, chacun de ses membres reçoit son propre plaisir. Ainsi, tandis que l'oreille entend les subtilités des harmonies de l'Infini, l'oeil appréhende la concordance du mouvement, le coeur, les subtilités des idées, et la raison ('aql) connaît le ravissement des harmonies de l'Infini.
(Ahmad Tusi, Bawariq, 121-2)
Ce qui fait apparaître les états mystiques dans le coeur à l'écoute de la musique (Sama) est un mystère divin qui se trouve dans la relation concordante des tons mesurés de la musique avec les esprits humains, et dans la satisfaction de l'esprit par les accords de ces mélodies, qui l'émeuvent - que l'on ressente désir, joie, chagrin, expansion, ou constriction. Mais la connaissance de la cause de l'affection des esprits par le son est l'une des subtilités mystiques des sciences de l'expérience visionnaire connue des soufis.
(Ghazali, Ihya, II, 230)
Le disciple aspirant, l'aspirant désirant, le voyageur sincère, et le chercheur inspiré par l'amour divin, doivent se revêtir des habits de la vigilance pieuse (tawqa), qui leur inspirent la constance, et leur octroient des pouvoirs cachés de volonté, et qui donnent les fruits du rang spirituel élevé et du salut dans l'au-delà. Ainsi les flammes du désir divin en lui seront allumés à chaque instant et ranimées sans cesse, de façon que la grâce de Dieu - le don de ce monde - bénisse tous ses jours, en sorte que, dans sama - il soit capable de contrôler ses mouvements, sauf quand il est emmené au-delà de lui-même - comme une personne qui doit éternuer, qu'elle le veuille ou non. Sari Saqati disait : "Celui qui crie d'extase, tandis qu'il est en sama, doit être si dépourvu de conscience que si quelqu'un le frappe au visage avec une épée, il ne sentira pas le coup ni la douleur de la blessure infligée."
(Shihab Al-Din Umar Suhrawardi, Awarif al-ma'arif, ed. Ansari, 96)
LES 3 MANIÈRES D’ÉCOUTER
Bandâr b. Husayn dit : Il y a trois sortes de samâ’, selon la nature, selon l’état intérieur, selon Dieu (haqq). Ceux qui écoutent selon leur nature (qu’ils soient du commun ou de l’élite) le font parce que la nature de l’homme est telle qu’il aime les beaux chants. Celui qui écoute selon son hâl scrute et contemple ce qui se passe en lui tel que : sentiment de blâme ou avertissement, union et séparation, proximité ou éloignement, désolation pour des choses passées ou aspiration d’événements à venir, fidélité à un engagement ou… manquement à une promesse, désir ou effroi, isolement ou joie de l’union.
Enfin celui qui entend selon la Vérité et par Dieu et qui entend Dieu (dont le samâ’ provient de Dieu et retourne à Lui). Ces états ne sont pas des caractères qui lui sont propres, car ils ne sont mêlés d’aucune délectation humaine. Son audition vient de l’attribut d’unification (tawhid) c’est-à-dire de Dieu et non de joies humaines. » (Qoshayri, Risala, trad. J. During)
LE DIABLE MUSICIEN
Le thème de la séduction luciférienne par le biais de la musique apparaît dans une étrange anecdote du Kitâb al aghâni. On y trouve ebrâhim al Mawsili, le génie musical du temps en tête à tête avec un étrange vieillard qui après l’avoir prié de chanter, s’exécute à son tour : « Par Dieu, racontera Ebrâhim, j’entendais les murs les portes et tout ce qui était dans la maison lui répondre et chanter avec lui, et son chant était si envoûtant que j’avais l’impression que tous ses membres et les vêtements que je portais lui répondaient et chantaient. J’étais figé, je ne pouvais ni faire un mouvement, ni parler. » Après que le vieillard eût disparu, une voix se fit entendre à son oreille : « O Abu Ishâq, c’est moi Iblis (le diable) qui fut ton hôte aujourd’hui. » (Trad. J. During)
NOSTALGIE DE L’AUTRE MONDE
Sh. Y. Sohravardi (1155-1191) qui consacra quelques très belles pages au samâ’, considère la musique comme une voie d’accès à l’autre monde, à condition que l’écoute sensible induise une audition spirituelle. L’évocation de l’âme éveille la représentation de son lieu d’origine, comme celle, de l’éléphant fait penser à l’Inde. Cette correspondance doit s’entendre dans le contexte de la philosophie du monde imaginal, telle que Sh. Y. Sohravardi l’a exposé dans des œuvres, aussi bien philosophiques que visionnaires. La contemplation des formes sensibles conduit à l’aperception des formes archétypes dont elles sont la matérialisation, car les deux plans ne sont pas séparés mais communiquent ; de même les facultés sensibles et leur double spirituel ne sont séparées que pour le profane.
Quelques instruments de résonance agréable, tels que la flûte, le tambourin et autres semblables, font entendre, sur les notes d’un même mode des sons qui expriment la tristesse. Au bout d’un moment le psalmiste élève la voix sur le ton le plus doux qui soit, et accompagné par les instruments il psalmodie une poésie. L’état auquel tu fais allusion est celui de l’extatique rencontrant le monde supra sensible, lorsqu’il entend la voix de plus en plus triste et que, porté par cette audition, il contemple la forme manifeste à son extase. De même que l’on évoque l’Inde en faisant mention de l’éléphant, de même que l’on évoque l’état de l’âme en faisant mention de l’âme. Mais alors l’âme soustrait ce plaisir au pouvoir de l’oreille : « Tu n’es pas digne, lui dit-elle, d’écouter cela. » L’âme destitue l’oreille de sa fonction auditive, et elle écoute directement elle-même. C’est alors dans l’autre monde qu’elle écoute, car n’avoir la perception auditive de l’autre monde, ce n’est plus l’affaire de l’oreille. » (Sohravardi, op. cit., trad. H. Corbin, pp. 404-405)
LA MUSIQUE DU FIAT
Si la cosmogonie de l’Islam ne relate pas de mythes de création de l’ampleur de l’hindouisme par exemple, elle perpétue néanmoins la tradition Abrahamique de la création par le Verbe (kon !, esto ou fiat). Ce verbe qui instaure toute créature dans son être résonne toujours au fond d’elle-même ; il est donc possible d’y accéder, de le percevoir avec l’entendement ou l’ouïe de l’âme. Le plus grand bienfait consiste pour tout être à naître à l’existence qui est donc en elle-même une source inaltérable de bonheur pour celui qui sait voir. Le samâ’ (l’audition) dit Ibn ‘Arabi est l’action des calames divins écrivant sur le livre de l’existence. Le poète mystique ‘Erâqi, dont Aflâki mentionne la passion pour le samâ’ qu’il partagea avec Mowlana, écrit : « Le Bien-Aimé en prononçant le « Fiat ! » a réveillé l’amant du sommeil de la non-existence, et par l’audition de cette mélodie il fut subjugué par l’extase, et par cette extase il reçut l’existence. L’ardent désir de cette musique pénétra sa conscience secrète, l’amour s’en rendit maître, le calme intérieur et apparent se transforma en danse et mouvements spirituels. Jusqu’à l’éternité sans fin cette musique ne cessera ni cette danse ne s’arrêtera, car le Désiré est éternel. L’amant est perpétuellement en danse et en mouvements spirituels, même s’il a l’air immobile. » (Aflâki, trad. J. During)
L’idée d’une correspondance subtile entre les mélodies et certaines entités métaphysiques est rattachée au domaine des spéculations néo-platoniciennes. Davâni, qui comme commentateur de Sh. Y. Sohravardi connaissait bien cette approche écrit : « Platon a déclaré que lorsqu’il voulait prier il mettait en mouvement telle puissance de son âme par l’audition de mélodies correspondant à la puissance qu’il voulait mettre en mouvement, par exemple puissance de la domination d’amour (qahr) ou puissance de l’obédience d’amour (mahabbat). » (Davâni, Sohravardi, l’Archange Empourpré, trad. H. Corbin, 1976)
LES SONS MYSTIQUES
« … tandis que » bouillonnait la fournaise « (…) dans la forme conique (du cœur), je vis les corps célestes ; je me joignis à eux et je perçus leur musique et leurs mélodies. Je m’initiai à leur récital ; les sons en frappaient mon oreille à la façon du vrombissement produit par une chaîne que l’on aurait tiré le long d’un dur rocher. Mes muscles étaient sur le point de se déchirer, mes articulations sur le point de se rompre tant était vif le plaisir que j’éprouvais. Et la chose n’a cessé de se répéter en moi jusqu’à ce que la blanche nuée finisse par se dissiper… » (Sohravardi, op. cit., trad. H. Corbin, pp. 277-278)
« Il est bien connu que dans les hôpitaux de Rum (Byzance), on a inventé une chose merveilleuse qu’on appelle angalyun, qui ressemble à un instrument à cordes. Les patients sont amenés à lui deux fois par semaine et sont forcés d’écouter tandis qu’on en joue pendant un temps déterminé, selon la maladie dont souffre chacun. Si l’on souhaite tuer quelqu’un on le retient longtemps jusqu’à ce qu’il meure… Les médecins et les autres peuvent écouter l’angalyun continuellement sans être aucunement affectés car il est en consonance avec leur tempérament. » (Kashf ol Mahjub, trad. J. During.)
« Il est bien connu que dans les hôpitaux de Rum (Byzance), on a inventé une chose merveilleuse qu’on appelle angalyun, qui ressemble à un instrument à cordes. Les patients sont amenés à lui deux fois par semaine et sont forcés d’écouter tandis qu’on en joue pendant un temps déterminé, selon la maladie dont souffre chacun. Si l’on souhaite tuer quelqu’un on le retient longtemps jusqu’à ce qu’il meure… Les médecins et les autres peuvent écouter l’angalyun continuellement sans être aucunement affectés car il est en consonance avec leur tempérament. » (Kashf ol Mahjub, trad. J. During.)
NOSTALGIE DE L’AUTRE MONDE
Moi : Et la danse mystique, quel en est le profit ?
Le shaykh : L’âme tend vers la hauteur, à la façon de l’oiseau qui veut s’élancer hors de sa cage. Mais la cage qui est le corps l’en empêche. L’oiseau qui est l’âme fait des efforts et soulève sur place la cage du corps. Si l’oiseau est doué d’une grande vigueur, il brise la cage et s’envole. S’il n’a pas assez de force, il reste en proie à la stupeur et à la détresse, et il fait tourner la cage avec lui. Là même, le sens mystique de cette violence est manifeste. L’oiseau-âme tend vers la hauteur. Comme il ne peut pas s’envoler hors de sa cage, il veut emporter la cage avec lui, mais quelque effort qu’il fasse, il ne peut pas la soulever plus haut que d’un empan. L’oiseau soulève la cage, mais la cage retombe au sol. […]
Moi : Si un soufi s’effondre sur le sol au milieu du cercle, on a une dette envers lui. Il appartient à la communauté de se prononcer sur le cas de ce pauvre. Tantôt on requiert un concert spirituel, tantôt une quête, tantôt tout autre chose que l’on voudra ; c’est à cette assemblée d’en décider. Quel est le secret (l’ésotérique) de tout cela ?
Le shaykh : Lorsque les « vrais hommes » s’effondrent sur le sol au milieu du cercle, ils ne se relèvent plus. L’oiseau est devenu vigoureux ; il a brisé la cage ; il s’est enfui. Maintenant, la décision à prendre, par la communauté, concerne le corps. Parfois on le lave au moment même, parfois à un autre moment. Tantôt on le revêt d’un linceul blanc, tantôt d’un linceul bleu. Tantôt on l’ensevelit dans ce cimetière, tantôt dans un autre. C’est à l’assemblée d’en juger. Aussi bien le cas de celui-ci est-il le cas de celui-là. (Sohravardi, op. cit., trad. H. Corbin, pp. 404-405)
LA MUSIQUE SILENCIEUSE DE L’ÂME
Certains maîtres ont abandonné l’oratorio spirituel à la fin de leur vie. « Pourquoi ne participes-tu pas au samâ’ » demanda-t-on à Jonayd ? « Avec qui écouterai-je ? » répondit-il. « Avec ton âme », lui dit-on. Ce dialogue dont il existe des versions différentes (Ihyâ, Awâref) est présenté comme l’expression de la solitude du maître qui ne trouve personne d’assez élevé pour partager son état d’âme, mais il contient peut-être une allusion à cette musique silencieuse de l’âme qui n’est que l’écho de la voix divine elle-même, l’ultime objet de l’audition. C’est semble-t-il ce degré auquel accéda tardivement Ruzbehân Baqli, le grand saint de Shirâz, qui confiait à l’un de ses familiers : « Désormais c’est Dieu même en personne qui donne son concert (ou Dieu même en personne qui est l’oratorio que j’écoute). C’est pourquoi je m’abstiens d’écouter tout ce qu’un autre que lui-même me ferait entendre (ou tout autre concert que lui-même). » (Corbin, in Les sept climats, 1972, p. 80)
LE MONDE DE LA BEAUTÉ
« Sache que Dieu détient un secret dans le cœur de l’homme qui est caché en lui comme le feu dans le fer, de sorte que par la blessure de la pierre au contact du fer, ce feu secret devient manifeste et clair. De même le beau samâ avec ses mélodies mesurées fait surgir cette substance (gowhar) du cœur et lui fait trouver quelque chose en lui, sans que le sujet n’y puisse rien. Et la raison de cela vient d’une analogie qui existe entre cette substance de l’homme et le monde de l’âme. Car le monde d’en Haut est un univers de grâce et de beauté et le principe de la beauté et de la grâce (hosn) est l’équilibre (tanasob), et tout ce qui est harmonique est le signe renvoyant à la beauté de ce monde-là. Plus encore, toute beauté, grâce et harmonie ressenties dans ce bas monde sont les fruits de la beauté, de la grâce et de l’harmonie de ce monde-là. Ainsi donc, les mélodies belles et mesurées présentent une ressemblance avec les merveilles de ce monde-là, en ceci qu’elles suscitent un éveil dans le cœur et engendrent le mouvement, l’ardent désir (shawa), même si l’homme ignore ce qu’il en est. » (Ghazzâli, Kimyâ, trad. J. During)
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