Ananda Coomaraswamy, La musique indienne



La musique indienne est essentiellement impersonnelle, elle reflète une émotion, une expérience, qui sont plus profondes, plus vastes et plus vieilles que l'émotion ou la sagesse d'un seul individu. Sa tristesse est sans larmes, sa joie sans exaltation ; et la passion ne lui enlève point sa sérénité. Elle est dans le sens le plus profond "toute-humaine". Mais quand le prophète indien parle de l'inspiration, c'est pour dire que les Védas sont éternelles et que le poète, avec sa dévotion, arrive seulement à entendre et à voir ce qui lui est révélé : alors Saraswati, la déesse de la parole et du savoir, ou Narada, dont la mission est de répandre les connaissances occultes par le son des cordes de sa vînâ, ou Krishna, dont la flûte éternellement nous appelle loin des devoirs du monde pour que nous le suivions, alors ceux-ci, et non un être humain, parlent par la voix du chanteur et se font entrevoir dans les mouvements du danseur.

Nous pourrions dire aussi que le chant indien imite la musique du ciel. Les maîtres musiciens de l'Inde sont toujours représentés comme les élèves d'un dieu ou comme visitant le monde céleste pour y apprendre la musique des sphères : autrement dit, leur science jaillit d'une source profonde, cachée bien loin sous la surface de l'activité empirique de la conscience. Dans le même ordre d'idées s'explique pourquoi il est nécessaire que l'art humain soit étudié et pourquoi il ne saurait être identifié avec une imitation de notre vie quotidienne. Quand Shiva expose la technique du drame à Bharata - le célèbre auteur du Natya Sastra - il déclare que l'art humain doit être soumis à la loi, parce que dans l'homme la vie intérieure et la vie extérieure sont toujours en conflit. L'Homme ne s'est pas encore découvert lui-même : toute son activité procède d'un travail opiniâtre de l'esprit et toute sa vertu est réfléchie. Ce que nous appelons notre vie n'est point coordonnée ; elle est bien loin de cette harmonie de l'art qui s'élève au-dessus du bien et du mal. Il en est autrement pour les dieux dont tous les gestes reflètent immédiatement les mouvements de la vie intérieure. L'art est une imitation de cette parfaite spontanéité - l'identité de l'intuition et de l'expression chez ceux qui sont du royaume du ciel, lequel est ennous. Aussi l'art est-il plus près de la vie que ne peut l'être aucune réalité concrète ; et Yeats a raison de dire que la musique indienne, malgré sa théorie compliquée et les difficultés de sa technique, n'est par un art, mais la vie même.


Ananda Coomaraswamy, "La musique indienne", La danse de Shiva, Rennes, éditions Awac, pp. 148-150.



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